Au debut, c'est une photo, dans une revue de cinéma. Un photogramme.

L'image d'une femme qui crie.

Et puis un titre, "La reprise du travail au usines Wonder". cette femme, reprise du travail, comme on dit "repris de justice", et ces usines nommées Wonder... Wonder, Wonderland? Alice à l'usine, l'Usine en Pays des Merveilles. le Film a été tourné par des étudiants de l'IDHEC le 10 juin 1968, à Saint-Ouen. On y voit des ouvrières qui reprennent le travail après trois semaines de grève. Et cette femme. Qui reste là. Et qui crie. Elle dit qu'elle rentrera pas, qu'elle y foutra plus les pieds dans cette tôle... Les années ont passé. L'usine est fermé. Mais je n'arrive pas à oublier le visage de cette femme. J'ai décidé de la retrouver. Parce qu'elle n'a eu droit qu'à une prise. Et que je lui en dois une deuxième.
Hervé le Roux

 

   Point de départ

C'est réellement un photogramme vu dans une revue de cinéma. Et puis un jour, j'ai vu le film de 68, qui ne m'a plus quitté. Je tournais autour, j'ai même pensé un moment l'intégrer à une fiction. Et puis finalement, je me suis dit que de "tourner autour", mieux valait y aller "droit", que ce qui m'obsédait dans le film, c'était cette je une ouvrière révolté, et donc qu'il fallait que je la retrouve, que le seul film que je pouvais faire, c'était ça...

J'en ai parlé à Dominique Pain qui m'a fait rencontrer Richard Copans. Il était clair entre nous que l'enquête et le film ne faisaient qu'un, mais il fallait quand même vérifier, avant de lancer de lourde machine qu'est un film, qu'il existait bien des débuts de piste... J'ai donc fait une petite recherche qui avait déjà un côté "film policier": au fur et à mesure que j'avançais dans l'enquête, je me rendais compte que mon "commanditaire", Richard, qui était étudiant à l'HIDEC en 68 et l'un des animateurs de la grève, en savait beaucoup plus long que moi...C'était début en 92, le scénario de Grand bonheur a eu l'avance sur recettes, et je suis parti vers d'autre aventures...

Deux ans après, on s'est rappelé. C'était comme si on s'était quitté la vielle, on avait toujours autant envie l'un que l'autre de faire le film, et on a pu tourner assez vite grâce à une petite avance du CNC et à une aide du Ministère du Travail

 

 

 Redonner la parole

L'envie, c'était vraiment de redonner la parole. Se dire que nous spectateur, on peut voir et revoir le film de 68, vingt-sept ans après, j'allais dire avec vingt- sept ans d'"intelligence" en plus - ne serait-ce que l'"intelligence" de l'Histoire qui s'est écoulée depuis - et qu'il serait juste que celles et ceux qu'une équipe de L'IDHEC a fixés, un peu au hasard, et pour l'éternité, dans dix minutes de leur vie, aient eux aussi le droit de revenir sur ces images, d'exercer une sorte de droit de suite...

Et puis redonner le temps de la parole.

La déjà vieille prophétie selon laquelle tout le monde passe ou passera à la télévision un jour s'est déjà réalisée. On vous arrête dans la rue pour un micro-trotoir: "Vous êtes pour ou contre l'Europe?". Il faut répondre "Pour" ou "Contre"... Si vous dites "ça dépend" ou "c'est plus compliqué", c'est pas la peine, ça sera pas monté, on doit faire passer vingt personne en deux minutes, alors vous comprenez, les finesses...

Là, au contraire, jouer le temps. Par exemple que dit Pierre Guyot, l'homme à la cravate du film de 68? "Je suis communiste" / "Il faut savoir arrêter une grève" / "Persiste et signe". Ne garder que ça ne serait pas manipulatoire - c'est ce qu'il pense. Mais qu'on lui laisse raconter sont histoire - l'environnement familial, la guerre d' Algérie - et on ne le voit plus de la même manière, on s'éloigne de ce qui relèverait en fiction du typage.

 

 Le tournage

Le tournage s'est étalé sur trois mois, de mai à août 95, d'une manière discontinue, et parallèlement à l'enquête... C'est à dire qu'un jour, on réalisait une interview, le lendemain,je passais la journée au téléphone à essayer d'exploiter les nouvelles pistes qu'avait pu nous indiquer la personne rencontrée, et décrocher un nouveau rendez-vous pour le lendemain ou le surledemain... La règle du jeu, c'était d'essayer de ne pas rencontrer les personnes avant le tournage, de ne les voir qu'avec une caméra, pour pouvoir garder un maximum de "fraîcheur",de spontanéité... Je les appelais, je leur racontais ma petite histoire , que je faisais un film sur Wonder, que j'avais une cassettes vidéo à leur montrer, on prenait rendez-vous, on débarquait chez eux, on installait la caméra, on leur montrait la cassette, et on "discutait"...

L'équipe était réduite au minimum: au son, Frédéric Ullmann et à l'image, Dominique Perrier. On avait déjà travaillé ensemble (Frédéric avait fait le son du Grand Bonheur, Dominique, elle, en était l'assistante-réalisation). Il fallait travailler très vite pour ne pas donner l'impression à nos hôte d'être envahis par une équipe de cinéma sortie de leur voiture, alors qu'on ne connaissait le plus souvent ni le lieu ni les gens, il fallait trouver un coin de décor, un minim de scénographie - ne serait-ce que ma présence ou non dans le champ - des axes des cadres, et une sorte de pré-découpage qu'on ajustait rapidement entre les prises. C'était vraiment un travail d'équipe, non seulement il fallait pouvoir se comprendre et se réajuster les uns par rapport aux autres d'un geste ou d'un regard, mais en même temps ne jamais relâcher l'écoute. Et sans cette complicité et plus encore la qualité d'attention de Dominique et de Frédéric, le film n'aurait pas été possible. D'ailleurs, il y a des moments dans le film où les personnes interviewées ne s'adressent pas à moi mais à eux - on le voit dans leurs directions de regard - et ce sont des moments que j'aime bien, ce sont autant de contrechamps de notre travail à trois.

 

Les interviews

L'on pourra me reprocher de ne pas interviewer en "journaliste", de rarement contredire, de ne pas exercer de droit de suite. Je le revendique: je n'interroge pas des criminels de guerre bosno-serbes. J'en serais bien incapable d'ailleurs. Quand je mets en scène une fiction, j'ai besoin d'aimer chaque personnage. Dans un documentaire où les personnages sont aussi des personnes, c'est pire. Il faut vraiment que chacun ait sa chance, et donc que chacun puisse dire ses raisons. Ce qui n'empêche pas après le spectateur ou la spectatrice, en fonction de sa "sensibilité" comme on dit, d'avoir ses "préférés". Et puis je n'écris pas une thèse sur Wonder. Ce qui m'intéresse, c'est moins de savoir la date exacte à laquelle les femmes à la chaîne ont eu droit aux douches, que de constater que dans le souvenir des contremaîtres, c'était bien avant 68, alors que Marie-Thérèse affirme que c'est en 70. La confrontation ne servirait à rien, chacun maintiendrait ses dires, le montage du film se contente de privilégier la version la plus vraisemblable - ici, celle de Marie-Thérèse qui, elle, travaillait dans les ateliers de femmes, et qui, de plus, n'étant entrée qu'en septembre 68, a peut-être des repères chronologiques plus précis que les contremaîtres qui y sont restés quarante ans...

 

A l'image

Je suis parfois à l'image dans le film. Au départ, c'était comme une sorte d'exigence morale: je ne pouvais pas à la fois demander à des gens d'accepter de parler devant une caméra, de s'exposer et moi, rester planqué au chaud, off, derrière. Et puis c'est vite apparu comme une nécessité dramaturgique. Disons qu'il y a dans ce film un type un peu frappadingue qui vient déranger les gens chez eux avec une TV portable, un magnétoscope et une cassette vidéo et qui n'a qu'une idée fixe: retrouver une femme qui a été filmée le 10 juin 68 aux portes de l`Usine Wonder, et ce "personnage"-là, il fallait bien que je l'incarne, que je lui donne un corps et une voix.

 

Le film de 68

Les fragments du film de 68 interviennent, soit en contrechamp des visionnages, soit pour illustrer, à vitesse normale ou au ralenti, les propos des interviewés. Par exemple quand Willemont dit apparaître bord cadre dans le film, ou quand Joubert, le délégué CFDT, parle de la présence massive de la maîtrise au moment de la reprise, on le voit.

D'autres images reviennent d'une manière quasi-obsessionnelle, presque comme des gimmicks - I'ouvrière qui dit qu'elle en a "jusque- là", le chef du personnel qui appelle le personnel à rentrer comme on sifflerait la fin d'une récréation, les ouvrières qui rentrent par la petite porte de l'usine, la tête un peu basse.

Et puis il y a enfin des passages que l'on revoit différemment quand ils sont cités une deuxième fois: on ne voit pas de la même manière Pierre Guyot, "l'homme à la cravate", avant et après qu'il ait raconté son parcours personnel. D'une manière générale, plus on avance, plus on en sait long sur les protagonistes, et plus on peut décoder les images du film de 68.

Au bout du compte, fragment par fragment. le film de 68 - un bref plan sur l'usine suivi d'un plan séquence de huit minutes - est entièrement cité. Il ne manque pas un photogramme.

 

 

Elle

Le fil rouge, bien sûr, c'est Elle, et l'enquête qui s'en rapproche ou s'en éloigne. C'est un suspens qui a fonctionné dès le tournage où tout le monde nous demandait: "Alors, vous l'avez retrouvée?". Après que ]e film soit passé à la Vidéothèque, j'ai rencontré un spectateur qui n'avait pas pu rester jusqu'au bout et qui m'a posé la même question: "Alors, on la retrouvée". Pour l'instant, les quelques journalistes qui ont écrit sur le film n'ont pas dévoilé la fin. J'espère que ça va durer et que personne ne viendra glisser dans le tuyau de l'oreille du spectateur le nom de l'assassin...

 

Documentaire / Fiction

Je ne suis pas "documentariste" (j'ai horreur de ce mot). Reprise est un film comme un autre, mis en scène, si mettre en scène c'est bien choisir un décor, des axes, des cadres, découper, monter, mixer. Le fait d'être parfois dans le plan m'a même fait toucher du doigt une certaine forme de "direction d'acteurs" - influencer la couleur... j'allais dire: du "jeu", enfin: de la discussion, par mes questions ou mes relances. et presque "monter" en direct: laisser du temps, ou au contraire enchaîner, bref re-rythmer un plan-séquence pendant qu'on le tourne.

Mais dans l'ensemble je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de différence entre un "documentaire" et une "fiction" où les acteurs auraient une grande marge d'improvisation. En fait, il a fallu que l'on se retrouve au Festival de Belfort en compétition dans une catégorie "documentaire" pour que l'on se rende compte qu'on en avait fait un (le Prix Sadoul, lui est "open", documentaires et fictions mélangés) Ces catégories sont un peu dépassées. Coûte que Coûte de Claire Simon, s'il fallait à tout prix le mettre dans un genre, je dirais pas que c'est un docu, je dirais plutôt que c'est un western.

 

Résonances

Quand on a contacté les gens, été 95, et qu'on leur a expliqué le projet, la plupart - y compris les militants syndicaux - nous ont dit: "nous, évidemment, on veut bien témoigner, mais ça va intéresser qui, ces vieilles histoires?". On a commencé à monter pendant l'automne 95, et puis sont arrivées les grèves de décembre... Pour aller à la salle de montage, on devait traverser la Place de la République où l'on trouvait, sous leurs banderoles, les mêmes qui, quelques mois plus tôt, ne donnaient pas cher du mouvement social. C'était d'ailleurs très troublant de les voir dans le film, sur la table de montage, et de les retrouver en sortant, "raccord", dans la rue. Ça avait un petit côté Rose pourpre du Caire, c'était comme s'ils sortaient de l'écran.

Je n'ai pas voulu faire un film "passéiste" ou "nostalgique" (même s'il peut évoquer "bien des choses" pour les plus anciens ou simplement pour ceux qui ont vécu 68). Les gens de vingt ans le perçoivent, d'une certaine manière, comme un film "historique". Il décrit un monde disparu: les grandes entreprises industrielles des banlieues rouges, une forme de culture d'entreprise - un sentiment d'"appartenance" largement remis en cause par toutes les formes de "précarité" du travail. Mais en même temps, la "condition ouvrière" - malgré les discours officiels qui augurent de la disparition des ouvriers comme d'aucuns de la mort du cinéma - elle, perdure. Au moment du tournage, il y avait une entreprise de boucherie industrielle, Bigard, à Quimperlé, où la direction voulait rétablir des pauses-pipi à heures fixes pour les salariés - on le cite dans le film.

Et très vite dans les discussions après le film, ça revient. A Belfort. on est venu nous parler des ouvrières de l'Epée à Besançon, dont le rapport au travail et à "leur" entreprise, même si, elles, sont très qualifiées, n'est pas très différent de celui de leurs consoeurs de Wonder...

(Propos recueillis par Claude Corbigny)