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Devarim d'Amos Gitaï  : la partition inactuelle 

Non dans l'actualité immédiate, il y a des films dont l'enjeu reste présent parce que de tous temps. "Inactuel"dirait Nietzsche. Tel est le cas de Devarim (1995) d'Amos Gitaï, réalisé à partir du livre Pour inventaire de Yaakov Shabtaï, dont le scénario non seulement condense ce qui fait problème au coeur du conflit israélo-palestinien mais témoigne d'une façon générale de la possibilité en l'humain de créer et par là même de continuer son voyage. Le film11 met en scène le mal-être de personnages essayant d'échapper au sentiment d'impasse noué aux trois niveaux se renforçant mutuellement de leur situation d'hommes juifs, quadragénaires, dans l'État d'Israël. Un État loin des idéaux pionniers, confronté à des problèmes interagissant, ceux socio-politiques d'une démocratie complexifiés par l'implication du religieux, ceux du conflit israélo-palestinien. À travers la fiction, on peut comprendre en quoi l'attachement nostalgique à l'origine et à ses figures, notamment celle de "terre-mère", empêche d'accueillir les nouveaux possibles, les métamorphoses nées des rencontres et comment cet enjeu affectif dans les ultra-orthodoxies et intégrismes joue dans le maintien d'un conflit mortifère.

En présence deux artistes, un photographe, un musicien et un employé de banque (joué par Amos Gitaï). Le ventilateur ne soulage pas seulement de la chaleur réelle du pays mais vient aussi apaiser un sentiment d'étouffement et d'ennui. Pour les trois, le plaisir toujours de manger. Pour les deux premiers, le plaisir avec les femmes : faire l'amour mais fuguer dès qu'elles parlent de mariage, pris dans la contrariété de deux désirs, trouver un abri, un ancrage enfin mais le fuyant, quand l'épouse actuelle ou future s'approche un peu trop d'une figure maternante, maternelle avec ces quelques traces qui l'esquissent, "les chemises propres bien repassées", "le frigo toujours plein", le repas ou le café servi. Le photographe dit ne pas savoir pourquoi il a quitté sa femme mais il l'a fait, parfois la retrouve, un peu perdu, comme un nid. Continuant sa vie, écartelé entre deux femmes nouvelles, l'une qu'il désire, l'autre qui a l'avantage/le désavantage d'avoir "un frigo toujours plein", attirance/répulsion. Les femmes, dans le film, du côté de la vie, accueillantes et aimantes, pouvant être captatrices, provocantes, gérant le quotidien.

Désirer les femmes, encore, toujours, pour préserver l'élan, l'ouverture au nouveau, le sentiment d'une vitalité qui passe par la virilité. Ce que le troisième homme n'a probablement pas, englué non seulement dans un rapport fusionnel à sa mère mais dans un métier sans joie et sans surprises. D'où le sursaut, encore, pour respirer, de retourner à l'armée faire son service de réserve, loin de tout ce qui lui rappellerait son vide et son impuissance à vivre.

Les personnages masculins se sentent tous à l'étroit mais les artistes peuvent s'échapper par leur art et les femmes. Certes, le photographe, un jour excédé, quitte en voiture Tel-Aviv pour aller on ne sait où, juste pour partir, et revient. Certes, une fois, il photographie n'importe quoi, les murs, les objets, lui, pour agir, se sentir agir. Même il rêve de s'exiler en Italie, aux USA. Mais le plaisir des femmes est toujours là, le plaisir de créer est toujours là, photos nouvelles en témoignant. Le musicien, pour sa part, dort, traîne, mange et fait l'amour, joue du Bach. Ces deux quadragénaires n'ont plus la jeunesse de l'âge, mais celle encore du plaisir éprouvé à l'événement, à cette rencontre avec l'autre, quel qu'il soit, d'où naît l'inouï, élan vers l'infini. Le troisième homme attaché à sa mère, collé à l'origine, y retournant toujours, triste et passif sans plaisir de créer, est privé de l'aventure qui renouvelle. Sans ressort pour rentrer en contact avec l'autre, la demande rivée en un "lieu" dont il ne peut partir, s'en séparer. D'où l'idée d'en finir, la mort comme solution. Le désir, l'amour, la création sauvent les deux artistes d'un enfermement oppressant, trouvant dans cet infini du désir l'échappée majeure, mouvement de vie. Même sur une bande de terre étroite devenue État. A côté d'une autre bande de terre étroite, morcelée, sans État encore qui s'appellerait palestinien.

En sortant du film, une pensée : le conflit incessant entre israéliens et palestiniens est une façon très particulière de trouver malgré tout comme un infini mais l'ersatz d'un infini dans sa version noire, l'incessant d'un conflit menant lui au désastre.

La colonisation d'un côté, les attentats et tirs de roquettes de l'autre, sont issus non d'une pensée de l'aventure infinie mais le produit, dans une part des deux sociétés, israélienne et palestinienne, d'une pensée obsédée par le retour à une origine fantasmée. Destin là d'une maximalisation vouée à la destruction de l'autre et de soi. Car le désir du Tout et de son corollaire, l'envie, vouloir que l'autre n'ait pas, fantasmer le lieu d'existence de ce dernier comme la part toujours manquante au grand Un, engage dans une insatisfaction ne pouvant se résoudre, puits sans fond, et donc dans un conflit incessant. L'"autre", imaginé réciproquement comme l'obstacle barrant à la fusion, devient la "pièce" impure toujours à exclure, l'affect né de la demande frustrée provoquant la violence d'un comportement émotif proche de la magie. Ce qu'évoque Spinoza dans la proposition 13 de L'Éthique 22 : "Quand nous imaginons une chose qui diminue ou entrave la puissance d'agir de notre corps, alors nous nous efforçons, autant que nous le pouvons, de nous souvenir d'autres choses qui en excluent l'existence". Les "autres choses" ou le rêve archaïque de "posséder" la terre-mère. Le conflit alimenté par l'obsession d'une part des deux côtés se renforce encore plus quand il se noue pour chacun aux problèmes de gestion politique, non seulement les conflictualités internes d'intérêts pluriels, économiques et sociaux, leurs tensions, s'y joignant la corruption, mais les divisions au coeur même du politique entre ceux qui veulent continuer le conflit et ceux qui veulent l'arrêter. Sans compter l'implication de tous ceux, à l'extérieur, trouvant leur intérêt à maintenir le conflit et à l'attiser. La demande de retour à l'origine et sa nostalgie régressive, sa volonté de non-lâcher-prise, non tournée vers l'avenir, rencontre et rencontrera toujours la résistance d'hommes rétifs à se laisser enfermer et capturer par ses conséquences mortifères, ses vecteurs de dogmes, d'endoctrinement clôturant, d'exclusion du différent et de sa singularité ; des hommes rebelles à laisser briser l'élan né de leur besoin d'aventure.

Curiosité, liberté d'entreprendre, spiritualité -- les scientiques eux parleraient de "néoténie"et d'"épigénétisme" -- autant de noms évoquant les effets de l'ouverture humaine, du désir d'aller vers l'autre, l'inconnu, voyage vers l'infini. Si cette ouverture n'est pas fantasmatiquement fermée, le désir capturé par une fixation empêchant élan et déploiement. La démocratie est la version politique du désir d'infini, non celui d'une liberté illimitée mais d'une liberté conditionnée à celle de l'autre, politique de coexistence, difficile, toujours à essayer, à inventer. L'humour évoquant presque toujours cette difficulté d'être en chemin, ouvert donc vulnérable. "L'humour, dit Jankelevitch, est en route, il n'est jamais arrivé, il va ailleurs, toujours au delà"(Quelque part dans l'inachevé, p.159).

Les terres parfois sont petites, mais la création, elle, infinie. Il suffit d'un lit, d'une chambre pour faire naître des poèmes. La création, quelle que soit sa forme, a besoin seulement des espaces ouverts de l'imagination, champ libre de l'entre-deux et de son mouvement. Il peut y avoir un art du politique imaginant la co-existence, les conditions de possibilité de la vie de tous, les moyens de rendre effectif ce projet. L'incessant conflit peut devenir création infinie. Deux États côte à côte. Un État d'Israël dont l'existence n'est pas à remettre en question. En dépit des textes et déclarations persistant à nier cette existence. Un État palestinien tout aussi légitime voulu par les palestiniens eux-mêmes et soutenu par les démocraties mondiales réunies comme tiers, ouvrant les voies d'une coopération. Dans la compréhension que la résolution du conflit concerne non seulement les parties en présence mais un intérêt commun mondial ; cet intérêt "élargi"dont la valeur émerge de plus en plus, fécond pour tous, chaque pays contributeur lié par le mouvement de revenu d'en recevoir à son tour les fruits.

Si le mot "partition" veut dire à la fois "partage", "division", "composition", musicale ou non, ce qui se joue entre israéliens et palestiniens concerne alors tous les niveaux de cette polysémie, ce qui vibre dans cette pluralité de sens. Le terme latin d'où vient "partition", "partitio", vient lui-même de "partiri", "partir". Aucun acte de partage ne peut se faire sans un mouvement de lâcher-prise acceptant de ne plus vouloir tout, le tout, laissant donc une part à l'autre, n'occupant pas alors ce qui ne lui revient pas. Double mouvement de lâcher-prise, de l'origine, de son "lieu", permettant l'ouverture vers le futur, la création, l'esprit d'accueil à la composition et la coopération. La polysémie du mot "partition" allant de pair avec celle de "départ", la possibilité de partir liée à celle de séparer, de se séparer33. Les deux artistes, dans le film d'Amos Gitaï, ont défusionné; pas le troisième homme qui, ne se séparant pas de l'univers matriciel, y reste arrimé, sans force pour se renouveler, partir chercher du nouveau.

Les programmes mortifères trouveront toujours devant eux "le germe qui revient", la vie qui continue, les hommes et leur projet, leur besoin d'infini. L'essai, non pris entre le tout et le rien, résiste par son "malgré tout". "La décision, dit Alain Berthoz, ne vient pas après la perception ; percevoir, c'est déjà en quelque sorte engager le processus de décision dans une direction ou dans une autre"44. Seul le poids des forces politiques démocratiques, de part et d'autre, peut jouer dans la balance en faveur d'un règlement du conflit dans la mesure même où leur perception s'oriente non vers le passé mais vers l'avenir à construire. Incessant conflit ? Non, création infinie, maintenant. 

Elisabeth Godfrid
Philosophe au CNRS et photographe