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Hors Satan. Mettre en scène l’insu ?


« L’homme passe infiniment l’homme. » (Pascal)





Dans son entretien aux Cahiers du cinéma, Bruno Dumont dit avoir envie de « trouver de la mystique dans la cinématographie ». « Thomas d’Aquin parle de la puissance de l’image, des métaphores de l’image comme évocation de Dieu. Comme je ne suis pas croyant, je parlerai de l’évocation de la vérité. » Mais cet énoncé d’une « vérité », censé se mettre à distance du nom de Dieu et d’un statut de croyant, se charge d’une valeur et d’une tonalité semblant en contrariété avec une autre partie du discours s’exprimant, elle, en termes de « poésie » ou « magie ». Impression renforcée d’autant quand le cinéaste à la fin de l’entretien passe d’« une vérité » à « la vérité ». Dans l’enjeu qui est le sien – « Comment montrer du visible pour aller vers l’invisible » –, le traitement cinématographique s’opère-t-il de la même façon selon qu’on parle de « poésie » ou de « vérité » ? Si les deux coexistent en contrariété, le film portera la trace de cette coexistence. Et c’est peut-être dans cette tension que se joue l’oscillation de son travail, de ses propos sur lui. Metteur en scène – Janus qui semble à la fois désirer lâcher prise en restreignant « un vouloir-dire », en « diminuant la valeur visible »  pour mieux s’ouvrir à une spiritualité sans Dieu, et se sert de personnages – celui de Hors Satan et d’autres films comme L’Humanité –, présentés comme « bouffeurs de corps des autres » qui tentent de « percer la grâce ». Expression insolite faisant se conjoindre un verbe « percer » qui n’a rien d’un laisser venir, et le terme de « grâce » connotant un certain univers religieux.

De film en film, Bruno Dumont paraît tourner autour de quelque chose qu’il cherche, d’abord plutôt autour du corps comme foyer intense d’un mystère, se focalisant sur des actes sexuels crus, violents, puis y gravitant toujours, passant, dit-il, au creusement d’un paysage, au cadrage de situations filmées « de près ». Travaillant de plus en plus la forme, le style pour laisser advenir une magie venant d’« une harmonie ».
Démarche analogique visant à « trouver du visible pour dire autre chose ». Dans Libres enfants de Summerhill, A. S. Neill raconte les détours symboliques des enfants pour questionner, l’interroger sur ce qu’ils cherchent mais ne peuvent nommer : un mystère, celui de la naissance, de la différence sexuelle. L’un démontant une montre pour tenter d’y aller voir. Mais peut-on saisir une différence ?
Quand Duchamp, dans Étant donné, montre le corps nu d’une femme, que voit-on par le trou du mur ? Des cuisses ouvertes, un corps qui garde son mystère, tout aussi rétif dans ce visible à l’explicitation qu’un ciel immense ou Le Grand verre. Peut-on « percer la grâce » ? L’événement est-il capturable ? Ou arrive-t-il à l’insu ? « Arrive-t-il » que Carl Einstein appelait das Wunder, « la merveille », venant d’un accueil, d’un « abandon de soi risqué », se produisant au-delà du vouloir. Naissance d’un monde, « vision » qui est « expérience de ce que j’aimerais appeler la sensation spirituelle », la poésie « élément originel de la réalité » où se conjoignent dimension de l’art, dimension spirituelle.
Dumont dit être ouvert aux accidents, aux aléas. En tant que « metteur en scène », que veut dire « accueillir » ? Comment se délester de l’intention visible. Si l’insu n’est pas prévisible, reste la question du « arrive-t-il ». Son peut-être. Gravitation infinie ?
Autant d’interrogations qui peuvent se poser à travers un film singulier semblant osciller entre le désir de mettre en scène un film, qualifié par Dumont lui-même de « très viril », et la réceptivité démunie à l’insu, événement incontrôlable. Enjeu d’un « coefficient d’art », écart entre ce qui est prévu et ce qui arrive. Et le regardeur perçoit à sa guise. Une rencontre jamais donnée d’avance. Alors ici quelques lignes.

Dans Hors Satan, un vagabond solitaire campe près d’un village, dormant entre deux pans de ruines. Paysage de dunes et marais, végétation de bord de mer. Parfois, agenouillé, l’homme regarde vers le soleil, paumes ouvertes, réceptives à quelque chose, semblant disponibles pour l’être. Branchement cosmique ? Rituel mystique ?
Une jeune fille souvent le rejoint, solitaire elle aussi mais dans une demande, elle, née de cette solitude. Elle aimerait qu’il y réponde. Physiquement. Il y répond à sa façon. Par sa présence silencieuse, rassurante par ce silence même qui ne veut rien d’elle, ne veut rien obtenir. Alors que justement son beau-père au contraire veut toujours quelque chose d’elle. Et l’errant agit. Tue le beau-père, tue en lui ce qui fait du mal. Du fond de sa gratitude, elle désire d’autant, encore plus, le solitaire, cet homme à qui l’on passe du pain dans l’embrasure d’une porte, capable de calmer les corps, l’esprit des corps par bouche à bouche aspirant. Un rebouteux ? Son acte fait des miracles. En est-ce ? Une mère le remercie comme si c’était le cas. Et il part, repart, laissant la jeune fille à sa solitude, à sa maison, à sa mère. Mais elle le rejoint, encore. Ils vont, viennent, les allées et venues se répètent entre chemins de dunes et taillis traversés. La mer parfois au loin, le vent toujours présent. Un autre meurtre, une élimination aussi sommaire que la première. Et puis à nouveau les paumes ouvertes, le regard tourné vers quelque chose qui semble pourtant n’être pas « quelque chose », du moins pas seulement. L’invisible dans le visible ? L'infini dans le fini ? Foi dans le visible, l’invisible, dans les deux ? Charge, recharge d’énergie ? Appel ? L’acte vaut-il prière, dans les deux sens du terme ? Et pour la jeune fille, il y aura le noir d’un fourré. Obscurité presque tapie. Ce n’est plus le « au loin » du ciel et de la mer mais le lieu même où s’arrête le possible. Le viol. La jeune fille emportée sur la civière. Immobile sur le lit. Mais le solitaire la prend, la couche près du marais. Et le souffle revient, rauque. Sauvage comme l’errant sauvage. La vie à nouveau, corps ressuscité. Chien en laisse, celui du violeur, le vagabond reprend sa route. Il était passé par là. Il continue de passer.

Dans le film, chaque fois qu’il y a passage – paumes ouvertes, regards et embrassements, traverse des bassins, acte sexuel (la routarde), transport d’un lieu à un autre –, la vie s’élance, repart, mouvement de l’entre, en différence. Qu’aidée par l’homme, la jeune fille ait foi en ce possible, traverse l’eau sur le béton étroit, et le feu s’évanouit, le mal écarté. Le meurtre, lui, arrête souffle et mouvement. Mais de tuer le beau-père redonne à la jeune fille sa liberté de mouvement, du moins son possible.
La vie ou la puissance du passage. Le mal dans le film est toujours de l’ordre de la capture, de la possession dans ses deux pôles, posséder, être possédé. Le beau-père, le dragueur, le violeur, trois figures d’une volonté de dominer, de s’autoriser un mouvement de prédation sur l’autre. S’y incluant, clivage en lui, le vagabond qui tue, capable d’aller vers la vie comme de donner la mort. Le mal, acte qui rétracte, rétrécit, mortifie, portant atteinte au potentiel de vie, réserve d’énergie qui peut se déployer vers. La jeune fille possédée est arrêtée dans son mouvement. Hébétée, l’œil fixe, corps tétanisé que le vagabond va exorciser. Inversant le mouvement centripète pour relancer un mouvement centrifuge, vers l’extérieur, la rencontre à nouveau possible. La vie qui continue.

Un cinéaste, lui, peut « rendre » le continu par du discontinu. Il ne peut détenir la différence mais est acteur d’une écriture qui s’appelle montage. Il peut soit tenter de « rendre » la différence, la faire sentir, la faire voir, soit témoigner de l’écriture même, manifestant qu’il ne rendra pas le réel, ne peut le faire. Comme les fragments retrouvés de l’œil de Thot, dieu de l’écriture, dont l’addition n’aboutit pas à la totalité, un 63/64e à jamais manquant. Godard montre, brechtien, qu’il manquera toujours ce 63/64e.
Que devient le projet d’un cinéaste qui veut, comme Dumont, « montrer du visible pour aller vers l’invisible » ? Si montrer du visible passe par un visible monté, re-création du continu par du discontinu, à quels problèmes va-t-il se confronter pour « aller vers l’invisible » ? D’emblée, il affirme dans son entretien aux Cahiers que « plus on diminue la valeur visible, plus la présence de l’invisible augmente ». Alors se délester de tous les « trop » qui plombent, encombrent : pensée, intention, charge d’image.
Mais Dumont semble osciller entre un désir d’épure jouant presque comme immédiateté, transparence qui laisserait passer pour mieux accéder à « une réalité spirituelle », et le désir d’un film où la mémoire laisse apparaître des traces : un corps ressuscité, des miracles, la grâce. Se désencombrer de la pensée – « il y a toujours trop de pensée dans le travail » –, mais le désir d’épure dans sa fraîcheur côtoie la grande mémoire. Celle où s’agitent, turbulentes, les temporalités différentes, toute cette bigarrure d’affects, strates polyvoques qui coexistent, cohabitent, s’allient ou se contrarient. Celle des quatre Rome dont parle Freud dans Malaise dans la civilisation, couches de temps, oubliées mais présentes. Anamnèse.
Loin du discours chrétien, insiste-t-il, mais corps ressuscité, miracles et grâce affleurent. L’épure semble vibrer de capillarités, seraient-elles distancées, déplacées, refusées. D’un côté « Vous voyez le Christ mais je vous garantis que ce n’est pas lui » ; de l’autre « L’ambiguïté force l’étonnement du spectateur. Cela l’amène à être créatif. C’est lui qui voit. »
Le désir de quasi-transparence n’est pas coupé justement du désir, de sa grande mémoire. « Être, être pur », dit Hegel, mais Hegel reste metteur en scène qui dit cette « pureté ». L’immédiateté passe toujours pas un ventriloque qui la parle, la met en scène. Rêve de parler le réel par sa bouche même. Désir d’un accès, enfin, oublieux du discours qui met en scène, narre lui-même les conditions de possibilité de l’accès.

En parlant à la fois de « vérité » et de « poésie », Dumont, cinéaste interviewé se déplace, semble-t-il, entre deux pôles. D’un côté énoncer quelque chose comme une voie d’accès : « Je suis dans la physiologie. Je filme les corps et des paysages. La métaphysique n’est plus mon problème. Je fais plutôt du Zola, je filme les situations de près. » De l’autre, énoncer le mode cinématographe susceptible d’engendrer l’étonnement du spectateur, l’inouï de la magie. Acte prévu mais dont l’effet, lui, reste imprévisible. Nouage d’un naturalisme « et de tout un tas de choses qui résistent à ce naturalisme » : jeu pas naturel, contraint, de l’acteur, « plan sans rapport avec l’action ».
Le côtoiement « vérité » et « poésie » se condensant dans un double discours sur cet anti-naturalisme. Tonalité double, celle qui affirme la venue, effective, de la magie – « Ces insertions anti-naturelles donnent une dimension magique. L’ambiguïté force l’étonnement du spectateur. » ; celle qui en fait seulement l’hypothèse, parle en termes de possible : « C’est lui (le spectateur) le cultivateur du film […] C’est lui qui voit. Et pas le metteur en scène qui serait une sorte de mégalomane. Je crois beaucoup à une forme d’humilité. » « Forcer l’étonnement » / « l’humilité ». Oscillation entre désir de maîtrise et non-maîtrise, contrôle et non-contrôle. Tension entre le désir de faire naître une vision poétique, et accueillir ce qui naît, à l’insu. Peut venir sans que l’on sache quand, où, comment. La magie.

Mettre en scène l’insu ? Ou « préparer le hasard favorable » à son arrivée ? Ça arrivera ou non. Le point d’interrogation du « arrive-t-il ? », événement d’art, événement spirituel, résiste à la mainmise, au vouloir et contrôle.
La question et son vide mettent en suspens le possible ou non d’une venue. « Forcer l’étonnement » ? La poésie ou la magie non décidables, événement. Comme l’est le mouvement du souffle. De différence en différence, il arrive ou non, l’incertitude en son tournant. Son passage toujours espéré, jamais donné. Passage d’un vivant dont le mouvement d’entre problématise le sentiment identitaire. « Qui est moi ? » demande Pessoa. « Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi et moi-même ? » Partagé entre désir d’accomplissement, espoir de fusion enfin avec le mystère, quête du Graal, et l’accueil d’une dissonance qu’il sent irréductible.
Le souffle va, vulnérable, « insoutenable légèreté de l’être ». Au bout de l’élan d’abandon, un peut-être. L’homme, l’enfant, aussi démuni l’un que l’autre dans son mouvement passant ouvert à un vide, sauf à raconter une histoire qui dira ce qui arrive. « Ce » ou la réponse à la question bouchant par un plein narratif l’ouverture. Moins de peur, moins d’angoisse, moins de cette rétractation qui serre la gorge, gêne le souffle, son passage.
Les religions répondent, les noms de Dieu affluent. L’une dit qu’il faut s’amarrer à l’origine, ne pas douter. L’autre répond en racontant l’histoire de questions auxquelles il ne sera pas répondu. D’autres encore.
Les spiritualités, pour la plupart, racontent, elles, les histoires où il n’est pas dit ce qui arrive mais les conditions de possibilité, en amont, ouvrant au peut-être que ça arrive. Événement vécu toujours singulier, au singulier. Une expérience, non saisissable à l’avance. Rapport à l’inconnu qui, de vivre une expérience non-encore connue, métamorphose, trans-forme. Dimension d’une spiritualité qui garde en son cœur un point d’interrogation, chacune ayant sa narration des conditions possibles d’une naissance qui viendra ou non. Alors plutôt évocation, suggestion, mode narratif qui ne conclut pas. Du registre non du concept mais de la figure, laissant émaner d’elle quelque chose comme un halo, zone d’incertitude, sfumato. Les religions racontent l’histoire d’un fonds de garantie mettant le croyant en dette, les spiritualités, sans assurance, témoignant plutôt d’une forme de gratitude, joie éprouvée dans l’après-coup de l’expérience.
Certaines évoquent l’invisible dans le visible, l’infini dans le fini. D’autres parlent de vacuité par-delà le oui et le non, monde de l’entre, « on parle par manière de dire ». L’une se sentirait plutôt une spiritualité juste de l’élan, de pouvoir par l’ouvert aller vers – serait-ce sans savoir où. Avancée sans noms qui nomment l’inconnu, plaisir curieux de marcher, fureter, aimer, souffrances et joie peut-être. D’autres encore… Presque toutes interrogent le langage dans sa capacité ou non à transmettre ce qui est du registre d’une expérience. Importance alors du langage poétique pour évoquer, presque laisser vibrer le souffle, la sensation de vie. Enjeu d’un rythme où passe le corps / l’esprit. « Sensation spirituelle » disait Carl Einstein, le corps non séparé de l’esprit, matière vivante ouverte à la rencontre, transformée par elle.
D’où la question du style. La forme n’est pas la réponse à la question « qu’est-ce que ? » mais la manière singulière de se mettre en rapport avec le point d’interrogation. La manière d’accueillir.

Poser la question « En tant que metteur en scène, que veut dire accueillir ? » ne peut qu’interroger la question du style. Le réalisateur va-t-il faire un montage dont l’effet est assertif, remplissant son image d’un sens fortement déjà là, laissant peu de place au spectateur pour imaginer à sa guise, vivre une expérience ? Va-t-il laisser suffisamment de questions en suspens, énigmes cinématographiques, pour que « le regardeur » invente lui aussi son film, se faisant partenaire de rencontre ? Comment va-t-il agencer la dis-continuité pour que l’effet advenu de continu recèle encore la vibration d’un point d’interrogation pour lui-même et pour l’autre, osant le malentendu possible, accueillant dans l’image l’incertitude d’une constellation de sens que le spectateur cueillera singulièrement, ravi par l’un, par l’autre ? Fécondité de la rencontre par générosité polyvoque laissant une chance à une naissance.
Bruno Dumont semble partagé entre deux modes de mise en rapport qui se côtoient, se chevauchent, se contrarient, l’un affleurant parfois dans l’autre. D’un côté, un reste chrétien dans le mode d’une réponse, du côté du religieux mais qu’il refuse sinon met à distance. Un désir double d’accès, l’un marqué par les termes « viril », « percer », « forcer », dénotant une volonté de contrôle, l’autre s’ouvrant à une spiritualité plutôt aussi chrétienne, tentant de lâcher prise, l’accent mis sur le pôle du spectateur et une « forme d’humilité » mais se recadrant parfois dans un mode plus péremptoire : « forcer l’étonnement », « il s’agit de récupérer le spirituel accaparé par l’église ». Récupérer ?
De l’autre, un désir plus radical de s’ouvrir, de lâcher prise, de laisser advenir un peut-être. Désir de plus grande réceptivité à ce qui arrive, l’accident, l’aléa, « les choses de travers », faisant avec, en partenaire. Laissant l’image à une polyvocité où la pluralité de sens, une énigme en son cœur, invite le spectateur à la rencontre. Laissant l’image à un devenir poétique, à l’insu, le spectateur « récoltant » ce qui arrive en lui, pour lui, une émotion, un rêve, « un souvenir », d’autres images. Fécondité du cinéma quand l’image, non bouchée par l’intention visible, par un plein narratif implicite ou explicite, fomente autre chose qu’elle. Naissance d’un monde née d’une rencontre.

« Seul l’incomplet est efficace », dit Nietzsche. Si le sens reste ouvert, l’image gardant une dimension d’énigme, la pensée mobilise d’autant une mémoire d’expériences pour tenter d’identifier la part qu’elle peut connaître. Dans L’esquisse, Freud évoquait pour le tout jeune enfant le processus de « scanning », le « balayage » de la pensée comme opération de reconnaissance impliquant un « jugement », « provoqué par une dissemblance entre l’investissement du souvenir empreint de désir et un investissement perceptuel qui lui ressemble. […] Quand les deux investissements ne coïncident pas, il se produit une poussée vers l’activité de la pensée qui cesse dès qu’il y a coïncidence. » Pour libérer « la sensation d’identité », la pensée tâte, essaye des voies, des pistes, investit le connexe, « quelque part dans l’inachevé ».
Dans la salle de cinéma, elle continue de le faire. Que l’image étonne, question restée en suspens, et la pensée s’aventure, explore, connectant d’autres champs et les associant, faisant naître l’inouï. Mais l’opération d’identification s’active dans le contexte d’un moment présent – humeur, sensation, état d’esprit –, choisissant selon lui, avec lui, les mémoires d’expériences pour en faire « un souvenir » qui n’est pas passé historique fixe rappelé, mais création nouvelle. Activité méta-phorique, transport, déport : un différentiel d’où peut émerger le poétique. « Récolte », dit Dumont.

Sa singularité vient peut-être de cette polyphonie même, de tous ces côtoiements turbulents, vivants, où passe le rythme d’une vie, ses métamorphoses, ses hésitations, ses abandons en route, ses peurs et ses audaces. Mémoire « romaine ». Émanant de ses films, parfois, pour moi les regardant, une beauté, une poésie, l’étrange alliance d’une douceur et violence, d’une sauvagerie à la fois contenue, exposée. Des images qui touchent dans La vie de Jésus, L’Humanité, Hors Satan, l’âpreté silencieuse des êtres et des paysages, la manière sans pathos de faire sentir une solitude – demande d’une tête s’inclinant sur le cou de l’autre qui n’y répond pas. Filmer les taiseux, ceux qu’on voit rarement au cinéma, farouchement mutiques, affects rentrés ou irruptifs. La banalité des villages, des rues désertes, du quotidien, violente d’être simplement là. Les corps à corps, la terre, les fourrés dans la lumière du Nord.
L’impression d’une gravitation obstinée, entêtée, qui pense beaucoup / dit vouloir moins penser, tente de le faire, chargée / délestée en même temps, tour à tour. Une singularité qui cherche, ose, « va dans le mystère », dans l’ombre / lumière des visions inoptiques, se replie parfois, se niche dans un sillon déjà tracé, mais repart.
Les métaphores paysannes arrivent, « le cultivateur », « le laboureur », « la récolte ». Reste la ligne, toujours : « J’ai l’impression que je peux labourer sans fin. »

Elisabeth Godfrid