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Holy Motors. Solitude de l’infans

« Coule, caressante, âme que nul ne connaît, murmure que
nul ne peut voir derrière les longues branches inclinées. »
« mener la guerre fauve qui verra la fin de l’Exact ».
(Pessoa)

Écriture, peinture, cinéma. L’événement d’art. « Ça » arrive, incommensurable à ce que voudrait faire une volonté. « Nous n’avons aucun moyen, dit Valéry, d’atteindre exactement en nous ce que nous souhaitons en obtenir. » L’exact, l’orthotes de Platon. L’obtention supposerait l’impossible : être adéquat à soi-même, rêve de contrôler, de maîtriser ce qui serait de l’ordre d’un « emplacement » identitaire, moi-monolithe. Pessoa, lui, ne cesse d’écrire la tension née de la dissonance. L’« entre », irréconciliation au cœur de l’existence. Nostalgique du temps d’enfance avant l’exil, avant que la pensée ne puisse questionner : « Qui est moi ? Qu’est-ce donc que cet intervalle entre moi-même et moi ? » Lucidité blessée, vulnus la blessure, mais lucidité affirmée de cette « entre-existence », dit-il, dont l’événement d’art porte témoignage. « Entre » indéterminable, insaisissable où passe un « murmure » à jamais incongruent à l’exact, mais que la poésie, peut-être, soufflera, laissant passer la vibration de « l’entre-existence ».
« Dans la production de l’œuvre, écrit Valéry, l’action vient au contact de l’indéfinissable. » « Que nul ne peut voir », seulement tenter de faire sentir sans savoir à l’avance ce qui passera. « La chance de liberté », dit Carl Einstein. Ce qui est impulsé surgit, imprévu, emportant ce qui ne peut être formulé, mais sera mis en forme, adviendra comme forme. Montaigne le dit autrement, à sa façon : « Je ne vois le tout de rien. » Voir le tout ? Détenir le tout ? Folie de « la place forte », du désir de s’occuper soi-même, plein, invulnérable.
L’événement ne nous fait pas conjoindre mais trace ce qui vient en différence : « bouche d’ombre », dit Hugo, « l’entrevu ébauchant l’ignoré ». Lyotard, pour sa part, l’appelle l’infantia, l’infans, ce qui ne se parle pas. « Une enfance qui n’est pas un âge de la vie et qui ne passe pas. Elle hante le discours. (...) À son insu, il l’abrite donc. Elle est son reste. […] Chacun, le plus "grand" surtout, écrit pour attraper par et dans le texte quelque chose qu’il ne sait pas écrire. Qui ne se laissera pas écrire, il le sait. (...) Kafka l’appelle l’indubitable, Sartre inarticulable, Joyce inappropriable. Pour Freud, c’est l’infantile, pour Valéry le désordre, pour Arendt la naissance. »Étrangeté familière d’un inoubliable qui est oublié, anamnèse. « Absente à la mémoire, imprésentable, elle a de la présence. »

Alors le sentiment de « la présence » dans le film de Leos Carax, Holy Motors. « Quelque chose » en effet ne se dit pas, mais pourtant ne cesse de venir, entre. Présent sans être formulé. Du moins, le plus souvent. « ... le cœur du message philosophique, dit Steiner, niche dans ce qui n’est pas dit, dans ce qui reste tacite entre les lignes. »
Holy Motors se joue « entre les lignes ». Son « motif » ne donne pas matière à intrigue, plutôt un thème et ses variations, des scènes, des images. « Motif », ou encore ce qui impulse / est impulsé, un « là » qui n’est pas un lieu mais une vision inoptique. Y a-t-il un début du film ? Où, exactement, se situerait le début ? Est-ce par le défilement des images saccadées en noir et blanc d’Étienne-Jules Marey ? Inscrit sur la pellicule, fait-il partie du générique, du film proprement dit ? Entre ? Joue-t-il comme mémoire du cinéma, amorce de la suite ? Les points d’interrogation restent suspendus, rétifs à l’exact. – La Bible ouvre par la deuxième lettre de l’alphabet. Beth est-elle la trace de l’aleph ?

Arrive un plan. Une salle de cinéma, des spectateurs en clair-obscur. Les visages dans l’ombre, faisant face, regardent. Un film à venir ? Nous qui les regardons ? Le film que nous imaginons par ce regard ? On ne sait pas, mais « quelque chose », là, insiste. Est-ce le dispositif-cinéma en lui-même ? Le regard ? L’attente ? L’idée du regard ?
Le film ouvre sans commencer en s’initiant par une énigme ; un regard en latence de vision. On ne voit pas ce qui est vu. L’imaginaire déjà tâte des possibles, commence l’interprétation. Peut-être est-ce ce qui n’est pas de l’ordre du visible, quelque chose comme le désir. Être là, assis dans une salle obscure, spectateur, mais aussi filmer cette salle de spectateurs, filmer tout court. Spectateur, cinéaste, deux pôles, chacun avec leur regard. L’un et l’autre, de l’un à l’autre. Une « vision », quand même, serait-elle indécidable. L’image, comme suspendue, insistante par cette suspension mise en exergue ; mais en elle, intensément, se condense ce qui contient en puissance toutes les images, les histoires : le cinéma, les regards, leurs imaginaires singuliers.
« Vision » au sens d’Hugo, pouvoir de rêver. « Vision poétique » évoquée par Carl Einstein dans son Braque. « C’est la vision qui inlassablement fait de la poésie à l’intérieur de l’homme ; tout acte poétique est un processus permanent du monde se produisant au-delà du vouloir, en tout lieu, et en tout un chacun. […] La poésie comme élément originel de la réalité. […] Percevoir ne signifie pas être devant un objet, donné comme un fait en soi, ‘une chose’, mais regarder veut dire agir, et voir signifie activer le réel qui n’est pas encore visible. » Das Wunder, merveille d’un regard qui fait naître un monde. « Action ! » Tourne le moteur.
En filmant des spectateurs qui regardent, en puissance, Carax fait-il naître potentiellement ceux qui, par leur regard, le feront naître, lui ? Germination double. Des regards sans lesquels le cinéma n’existerait pas. Une moindre solitude, le « nous » passager d’une naissance réciproque ?

La salle de cinéma. Nouveau plan. Une contiguïté, pas un enchaînement. Dans une chambre, la nuit, un homme en pyjama se réveille, seul, un chien à ses côtés. Lentement il se lève, un peu hésitant, presque somnambulique. Bruit de bateau, sirènes, cris de mouettes, comme un grincement de cale, la chambre est-elle chambre ? Fait-elle en imagination passer l’un dans l’autre deux espaces ? L’homme laisse errer sa main sur un papier peint. Comme en négatif-photo, des arbres, une forêt, russes peut-être, des bouleaux. Il cherche un passage secret. Clef bio-mécanique, doigt-métal, corps-machine, une porte s’ouvre. L’homme, toujours en pyjama, débouche au balcon d’une salle de cinéma.
Cette fois, spectateur, il a le dos tourné. On imagine son regard, on ne peut que l’imaginer. Spectateurs nous-mêmes, nous regardons ce spectateur, cinéma en abyme. Les arbres du papier peint ouvrent sur deux actes qui se conjoignent : regarder/imaginer, filmer.

Serait-ce « La forêt de songes » de Pessoa ? Pessoa, impulseur intime ? Référence-caresse, empathie au « murmure que nul ne peut voir derrière les longues branches inclinées » ? « Coule […] ruisseau au mouvant silence, glissant sous des arbres oublieux. » « Je ne suis qu’un rêveur », dit Pessoa. « Rêver, c’est se chercher soi-même. (...) Ce que je me sens être, je ne sais jamais si je le suis réellement, ou si je crois seulement l’être. Je suis un personnage de mes propres drames. […] Le stade le plus élevé du rêve est atteint lorsque, ayant créé un tableau et des personnages, nous les vivons tous à la fois, nous sommes toutes ces âmes de façon conjointe et interactive. » Dès les premières images du film, l’impression d’un compagnonnage avec Pessoa. Bateau, cris de mouette, était-ce Lisbonne ? Mais les impulseurs intimes ne sont pas des modèles, juste des figures qui font résonner l’infans. « Quelque chose » est entendu. Une affinité. Sidérante ou oblique. Qui lance, relance le désir, fait affluer des images. On s’y adosse, on s’en capillarise, et on repart, singulier. Pas auto-engendré, on vient d’un monde habité, et il y a des rencontres. Métamorphose.

Sans transition, un plan nouveau. Un homme pressé, affairé, sort d’un immeuble (Denis Lavant). Costume, paroles, port convenus. L’entrée dans une limousine, une femme chauffeur-secrétaire (Edith Scob), des chiffres par l’homme prononcés, la bourse, c’est un banquier. « Bientôt s’armer », dit-il. Mais très vite une distance. Un décollement entre ce qui était donné comme « du réel » et qui s’avère n’être qu’un rôle. Le banquier ? Un « rendez-vous », un programme à remplir selon les consignes d’un dossier. Il y en aura neuf pour « Monsieur Oscar ». Chaque fois, l’homme se change dans sa voiture équipée, endosse le costume qui convient à son rôle. Le nouveau personnage se crée sous nos yeux : lentilles, cheveux, ongles, vêtements, tout se trans-forme. Panoplie d’acteur qui se travestit dans sa loge face au miroir et ses boules de lumière. Théâtre, cabaret, cirque, show-biz : le spectacle goes on. Mais aussi « déguisement » du rêve, transposition, condensation, déplacement. Mais aussi jeu d’acteur, puissance du cinéma. L’ensemble des rôles fait cohabiter « le bruit et la fureur », la bigarrure de « l’humain, trop humain ». Chacun dans sa maison, sa voiture, ses habitudes, ses possessions et ses histoires.
Description critique frangée d’une forme de tendresse devant ce grand Spectacle, limite Barnum, entre Daumier, Balzac, Faulkner et Debord. Tous ces rôles sociaux, ces images empruntées, ces egos et leur complaisance, les représentations données à soi-même et aux autres. Toutes ces pulsions, ces jeux que le cinéma met en forme. Que le rêve fait apparaître-disparaître. L’humain raconte, se raconte des histoires, construit et reconstruit ses narrations identitaires, « présent remémoré » disent certains.
Dans le film, les pronoms personnels se mélangent, tour à tour sur scène, dérision / auto-dérision mêlées. L’« entre » ouvre au regard sur, moi à moi, moi et eux, « nous », « ils », « elle ». La femme roumaine âgée, courbée – deuxième rendez-vous – peut être à la fois celle qui est vue, montrée en extériorité, et celle qui en empathie est ressentie, dehors et dedans entrelacés sans savoir exactement où est le pôle. Ces pôles, comme dans les rêves, s’inversent, se déplacent. L’image se pluralise. La vieille femme peut évoquer à la fois la misère et sa solitude, le monde devenu qui les génère, le rapport de Carax à ce monde « ainsi » devenu, sa critique alors, la révolte. Polysémie de vision, instable, loquace et ventriloque. Ça se joue dans l’entre-deux, une perspective, partition de l’intérieur et de l’extérieur, ensemble/séparés. « La bouche d’ombre » ne répond pas à la question « qu’est-ce que ? ». Elle fait remonter l’infans, sa danse, clair-obscur de « l’entre existence ».
Carax, romantique, joue du nocturne, le met en forme, énigmatique dans une énigme aussi à lui-même. Mais l’image, née de l’exil, sort de l’« entre ». Que la douleur se fasse personnage et déjà elle s’amortit dans cette liaison, serait-elle déliée d’une histoire-intrigue, façon Aristote, un début et une fin.
Pourtant, dans l’amorti de l’image, une phrase émerge, précise : « Personne ne m’aime. Mais je vis quand même. » La précision du rêve n’est pas « l’exact », juste la pointe de l’infans, aigu de l’affect qui surgit, insulaire. Dans la forme d’art né du rêve, les combats, corps troués, sang coulé, n’affrontent pas la résistance du réel, mais la souffrance, même trans-formée en est issue. La douleur serait-elle déplacée, masquée, affectée à un personnage reste douleur, la trace. Les bouches proférantes peuvent changer, les incarnations muter, insiste la peine, « le rôle » se fait pudeur de la métamorphose. « Ça » passe, là, sublimé dans l’art mais toujours aigu, lié/délié. Le « personne ne m’aime. Mais je vis quand même » de la femme roumaine dialogue en silence avec la première solitude, chien de la chambre en unique compagnon. Il est son pont, son correspondant onirique, ailleurs, dans une autre forme. Carax, le cinéaste, est roi dans son royaume. Les attaques se font à fleurets mouchetés. Mais plaie ouverte, le sang coulé est sang de l’infans. Bien sûr, le personnage se lève, se relève, invulnérable, mais vulnus la blessure est venue, là. « À l’intérieur de mon rêve, dit Pessoa, je peux me lancer dans des batailles sans courir le risque de connaître la peur ou de recevoir des coups. […] Je peux aimer sans risquer d’être repoussé, ou trompé, ou détesté. […] L’artiste suprême, le rêveur tel que je suis, ne fait d’autre effort que le rêve soit tel rêve. »

Neuf rêves, tels neuf rendez-vous, plus un entracte et une « erreur ». Onze rendez-vous alors avec l’autre, avec lui, l’autre en lui, « La symphonie fait son remuement dans les profondeurs ». Le banquier, une mendiante roumaine, un acteur-acrobate de films virtuels, l’homme en costume vert « wild », une fille et son père, l’entracte, un accordéoniste dans une église, un tueur et sa victime qui est lui aussi lui-même, un double meurtre au Fouquet’s, un vieillard mourant et sa jeune garde-malade, ambiance russe, une rencontre à la Samaritaine, un homme qui revient le soir au foyer, auprès de sa femme et sa fille, chimpanzés.
Dans ces rendez-vous préparés dans la limousine, espace du rêve / loge de cinéma, défile l’entre-existence, métamorphoses et nœuds d’infans. Avec la conductrice et sa bienveillance. Est-elle la pensée qui met en forme, oriente, trie et choisit, celle qui sublime, fait du cinéma ? « Je rentre à la maison » dit Edith Scob. « Mais où est la vraie demeure de chacun ? » demande Carax dans une interview. « Domus », « maison » de l’infans, creuset de l’imagination créatrice. Dans la voiture, avant de rentrer, elle met le masque du film de Franju Les Yeux sans visage. Mémoire du cinéma, caresse, référence, le regard toujours.

On ne pourra détailler ici tous ces rendez-vous, juste évoquer deux rencontres. L’homme au costume vert, couleur de « nature », sur sa boîte, dans la limousine, il est écrit « wild ». La pulsion ? La sauvagerie non lissée, non liée, anarchique-anarchiste, impulsive ? La beauté (Eva Mendes) devient sous ses doigts artistes « madone », « holy », « sainte ». Beauté sainte, « holy motors » qui impulse, matière de cinéma, matière à cinéma, l’homme vert bande.
Cette beauté, on la voit à l’œuvre dans le rendez-vous à la Samaritaine. Rendez-vous au sens propre et au figuré, en abyme. S’y conjugue, s’y catalyse, incandescent, tout ce qui est épars dans les autres « rendez-vous ». La mémoire du cinéma, les références compagnes de route, « Jean » (Kylie Minogue), À bout de souffle, Godard, une autre « Jean » peut-être, Eva, le rendez-vous avec l’ancien amour, la perte, la solitude. Rencontre entre un homme et une femme qui se sont aimés, elle s’est absentée, ils ne peuvent se parler que dans un langage transposé, les mots des autres, des scènes de cinéma devenant leurs bouches ventriloques, de tout ce qu’ils n’ont pu se dire. Chant, comédie musicale, fragments, bouts de mémoire qui affluent là dans le cinéma se faisant messager de l’amour passé. La transfiguration artiste cinématographique est là aussi pudeur, serait-ce dans le plus grand romantisme, dans sa brûlure. Le film, comme une sorte de lettre aux aimé(e)s, non envoyée, mais que le cinéma ne cesse d’écrire.

Reste la solitude. Du fond de cette solitude se fait le film. Elle en est le ressort, l’impulse, le motif. À la fois accueillie et repoussée, oxymore. « Douceur douloureuse », dit Pessoa. Dans « les rendez-vous », chacun est dans son monde, y reste, quand bien même un personnage tenterait de « parler à », mais lui-même s’adresse-t-il à ? Les gens se parlent sans s’entendre, se voient sans (se) regarder. La « misère » de la femme roumaine n’est pas que d’argent. Surdité générale, sauf dans « L’entracte » où l’accord ne se fait pas par les mots mais par la musique. Pas d’enchaînement du sens mais du plaisir qui s’ajointe un moment, improvise et part ailleurs. Une moindre solitude, un chef de band(e) et ses compagnons de musique, le lien par cette musique, la violence passant par elle, amortie en elle.
Hormis cet épisode, la tonalité du film résonne dès l’ouverture par l’homme seul et son chien. Seul, alors il va plonger dans le rêve / le cinéma. Là, la forme peut être « travaillée » par le rêveur à sa guise, roi dans son royaume. L’autre à qui parler devient scène de cinéma, personnage. On ne lui parle pas, on le fait parler. Un monde naît avec son propre langage. Pépites de cinéma énigmatiques, poétiques.

Tension. Le poétique et la clarté
Dans le film de Carax, le plus souvent, pas un sens univoque, pas de commune mesure, juste des images, leur halo où chacun peut rencontrer ce qui parle à sa mémoire, à son entre-existence. Mais la poésie parfois passe en signification, comme si la pointe d’infans, le trop de douleur ne pouvait rester à l’énigme, à sa solitude. Comme si des compagnons d’écoute, de partage, étaient quand même recherchés, pour entendre ce qui est dit Est résolue la dissonance, l'indéterminé, arrive sans reste un hypersens. Dans cette communauté rêvée, la poésie / la pensée à l’œuvre dans le cinéma, y perd son tremblement, sa vibration. Quelques scènes appuyées, étirées, martelantes, un symbolisme trop lourd. Le rendez-vous avec son autre. Celui des corps virtuels, où la scène finale, longue, vient expliquer, démontrer ce que les corps ne faisaient que danser : explicite d'une critique des mondes numériques. Le dialogue final des limousines.
Contrariété dans le film au cœur de ce foyer de solitude : à la fois elle fait créer, y pousse, et elle fait souffrir, mélange de plaisir et de peine. Accueil de l’infans, de son maelström, de ses fulgurances, et aussi sa peur. En même temps alors, solo héroïsé et recherche d’une communauté.
« Personne ne m’aime », dit la mendiante roumaine. « Mais je vis quand même ». Se conjoignent dans ce « quand même » les deux désirs de l’énigme et de la signification. L’art comme salut, sainte beauté et le langage de la commune mesure comme autre salut, se faire comprendre, être moins seul.
Mais la pudeur souvent fait un compromis. Le sens dit par les mots des autres. La chanson de Manset Revivre affirme en clarté ce que le film déroule en énigme. La vie qui passe, que l’on ne revit pas sauf de la revivre en cinéma, figurée, trans-figurée. Film investi de l’infans, nourri de lui, mais se sentir "si loin, si loin de son enfance", orphelin d’elle.
Pointer la signification au cœur de l’entre risque d’arrêter le souffle vital qui y passe, le battement de vie / de mort. La peur, seule, met des points d’orgue, sens ponctué, boucle bouclée, résolution. Dans le film, l’art se perd de ce qui est gagné en signification. Le sens pointé met du fini dans l’infini du regardeur, rétrécit l’ampleur de sa vision. En elle, « l’ombilic du rêve », sans début, juste sa trace, son mouvement de naissance.

Mais presque toujours le film se fait hymne au regard, à sa puissance de métamorphose. Regard qui, malgré les douleurs, les séparations, la perte, la solitude, fait voyager. Vivre quand même. Tenir. Holy Motors est traversé par ce quand même, ce trotzdem de la vie, malgré tout. Malgré la nostalgie, la disparition des grandes machines de cinéma, malgré le numérique, le virtuel. Malgré les marchés qui veulent imposer leur ordre. Malgré la détresse, l’Hilflosigkeit, dit Freud, sans aide, sans appui. La solitude de l’infans ne se laisse pas partager dans le même d’une commune mesure, mais les rêves issus de lui peuvent être regardés. En cinéma, peinture, écriture. « Beauté du geste » dit Monsieur Oscar. Le sentiment de justesse, du « c’est ça » ne superpose pas les rêves, ne dit pas l’exact d’un lieu, mais « quelque chose » ravit, est ravi, on ne sait pas où, on le sent étrangement dans l’entre-existence.

Elisabeth Godfrid