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Habemus papam de Nanni Moretti
Entre noir et blanc




Fumée noire, le choix du pape n’est pas encore fait, la foule attend, un balcon vide. Fumée blanche, la décision est prise, le pape doit apparaître et le blanc annonce cette visibilité prochaine. L’attente sera comblée, la foule se sent communauté. Qu’arrive-t-il si le blanc fait voir qu’un pape a été élu mais qu’il ne vienne pas à la lumière ? Suspens d’un point d’interrogation et avec lui un vide qui dérange certitude et ordre convenu, suscite au fur et à mesure que la béance dure, une montée en puissance allant de l’étonnement, de l’inquiétude à l’angoisse et terreur. Le monde du Vatican perd ses repères et Nanni Moretti, nouant tragédie – comédie, en filme le désarçonnement. Effet de déstabilisation sur les visages, les esprits / les corps, d’un imprévu qui délie les rets confortants, fait remonter l’infans. Un événement, une effraction soudaine pour les cardinaux, le chargé de communication, la foule, mais d’abord pour ce pape élu, celui qui crie « Je n’y arrive pas ». À quoi ? À incarner un choix qu’il ne fait pas sien ? À s’engager dans la mission d’être guide pour les fidèles d’une religion de l’incarnation visible ? Comble suprême d’une non-apparition venue d’une sommation de l’être qui le fait revenir, lui, individuellement, à l’obscur, et qui par ce noir le faille d’une communauté.
« Je n’y arrive pas », répète-t-il, le oui des autres n’est pas le sien. L’empêchement témoigne en silence d’« un remuement dans les profondeurs », puissance de l’ombre, le noir feuilleté de tous ces affects le faisant d’abord homme.

L’audace intelligente de Nanni Moretti, dan son film Habemus papam, est d’avoir poussé l’intensification en prenant un pape – où convergent les regards – comme figure de ce que tout homme peut vivre : une panique, le doute sur un engagement, les questions sur un désir, la quête d’une justesse au plus près du senti. Dramatisation maximalisée en effet de mettre en scène des questions d’existence au lieu même d’une cérémonie censée ne pas les poser ; une intronisation papale qui emblématise l’enjeu du visible dans cette religion. Intensité dès lors en abyme : la visibilité sur le balcon vient dire que l’élu prend en charge le sens de cette visibilité, en devient le guide. Mais s’il reste invisible ?

« Habemus papam », « nous avons un pape ». Un « nous », une communauté, un avoir. L’évidence s’interrompt quand l’homme choisi défait par son angoisse, avant même un doute conscientisé, et cet « avoir », et ce « nous », le mouvement de son être n’y adhérant pas. Ne pouvant s’engager dans un choix où son désir s’absente, où se rejoue l’extrême violence de ce que fut sa vie : ne pas avoir choisi ce qui lui faisait plaisir, s’être engagé vers ce qui n’était pas son désir. L’homme nous apprend qu’il voulait être acteur. De l’échec au concours, la vie l’a engagé ailleurs, sans lui, sans la force d’un désir qui dit oui. Mais le cri et l’empêchement, paradoxalement, affirment qu’il est vivant. Encore, à nouveau vivant. Qu’il veut choisir, ne pas être choisi, qu’il veut désirer, ne pas être annoncé comme la bonne nouvelle qui ne l’est pas pour lui.

La métaphore du sport et du volley prend alors dans le film toute sa force. Une partie de volley commence par un engagement. Nanni Moretti, jouant le psy appelé par le Vatican pour résoudre « le problème » – pensé comme panique transitoire –, montre aux cardinaux qu’il occupe en organisant des tournois, comment engager. Des modes différents, mais dans tous les cas le corps doit s’engager dans un acte continu. La moindre hésitation et la main dérape, la moindre indécision et le ballon qui tombe en est la sanction.
Or, en doutant, le pape élu introduit du dis-continu. Une faille, un « dis ». Celui-là même d’une question qu’Augustin initie au moment où il s’interroge : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais bien mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore. » Augustin va tenter de se disposer à une attention. Effet d’un « dis » qui, d’accueillir le temps d’un autre en soi, permet de l’écouter. Une façon de fendre l’immersion, de faire naître du retard de ce « je est un autre », le rapport à une altérité, coexistence intime.

Par l’interruption, le pape élu (se) rouvre à des questions occultées dans un déni mortifère. Il passe de la sidération, de l’effarement, à une fuite où il trouve une liberté de mouvement. Extraordinaire scène où il échappe à ceux qui le poursuivent, le tenaillent, cherchant à l’enserrer dans un espace de désir dont il ne veut plus. Errance dans Rome, plaisir de vagabond où déjà se défont les emprises. Même âgé, l’homme se fait alerte, le pas plus vif. Le vieillard retrouve une jeunesse d’« avant ». Avant d’être frayé dans la voie du désir perdu. Ses pas le mènent où ça aimante : un théâtre avec ses acteurs, leurs voix, leurs tensions. Ses yeux brillent, le plaisir de jouer est intact, laissé dans le pays d’enfance des premières fois, des émotions qui vous font sentir vivant, vibrant. Bien sûr, Tchekhov, les doutes de ses personnages, leur mal-être et solitude.

Là-bas, au Saint-Siège, les cardinaux et le psy s’occupent et se divertissent, jouent aux cartes, aux puzzles, font du volley, tous attendent que le « nous » enfin se reforme, comblé. Serait-ce un « nous » avec ses jeux de pouvoir et sa cour d’école. Le pape élu, pensent-ils, n’est pas loin, juste de l’autre côté. Ils peuvent contempler sa « présence », simulacre savamment orchestré par le chargé de communication, prudent en affaires humaines. Un rideau s’agite, une ombre passe et il est « là ». Ce n’est qu’un garde suisse qui joue la comédie mais le désir du visible est tel chez les cardinaux que l’esquisse du pape y suffit. Les pointillés sont remplis par l’imaginaire en attente de complétude.
Ailleurs, dans Rome, le « dis », lui, fait son œuvre. Le pape élu est seul mais dans une solitude qui peut maintenant écouter « le remuement ». Les affects bloqués tressaillent, ça bouge, ça revit. Ne manque plus que la parole, pour dire les mots justes. Non pas une « authenticité », supposée revenir enfin à une origine, au vrai de cette origine, mais une sincérité ouverte au vulnérable. Vulnus, la blessure. Un humain qui vibre de l’ouvert, en souffre et en aime.

Maintenant le pape élu est dans un théâtre, assis dans une loge. Sur les planches, l’acteur de Tchekhov qu’il avait vu partir en ambulance faisant du monde sa scène, fiction et réalité mêlées. Arrivent en grande pompe les cardinaux, salle et scène chacune ayant leurs costumes. Il est retrouvé. Dans la voiture qui le ramène au Vatican, il esquisse un salut presque papal. Le « nous » aurait-il gagné ? Nanni Moretti joue d’un suspens. Le pape élu avance vers le balcon, et les visages déjà sont soulagés. Il apparaît enfin, la montée d’un sourire, ébauché. Sourire d’un pape à sa communauté ? Ou calme d’un homme, apaisé de dire sa vulnérabilité, le difficile de la solitude, l’espoir de ne pas en souffrir. « Comment, dit-il, être guide, alors que je désire être guidé ? »

Pas d’héroïsme final. Juste un homme qui ne veut pas être lissé dans l’évidence d’une cérémonie. Osant parler de ce qu’il a écouté, son ouverture, sa faille, la détresse possible qui en vient. Un pape élu, certes, mais d’abord un homme incertain, devenu conscient de cette incertitude, accueillant sa fragilité. Qui ne la cache pas, ne la recouvre pas, apparaissant démuni, serein presque de pouvoir dire enfin ce dénuement.
Dans ce voyage sentimental, cette plongée en affects, Michel Piccoli fait passer dans son corps, son visage, toutes les nuances. La surface de la peau, témoin même des profondeurs. Tendre comme un bébé à l’annonce d’être pape, rougie dans le cri. Prix d’interprétation, certes, pour un film, mais d’abord jeu d’un acteur qui condense là toute une vie, l’expérience intégrée sans besoin de prouver.

Tout le film de Moretti témoigne des effets d’un dénuement dans le tour de force de naviguer à la crête des vagues : mettre en scène sans ridiculiser, constater sans moraliser, laissant au spectateur sa liberté de penser. Étrange nouage d’une distance et d’une empathie. Les jeux de pouvoir disent l’infans. Déni, comblement, contre-investissement. Pour l’enfant démuni, l’adulte démuni, les défenses se mettent en batterie mais l’attaque ou la soumission parlent leur envers, les peurs et fragilités. Qu’un réalisateur, par images et montage, fasse sentir en même temps les deux pôles, et il touche, émeut de ne pas figer dans un manichéisme didactique.
Nanni Moretti ne s’y piège pas, laissant affleurer les contrariétés. Cardinaux hâbleurs, trompeurs, rêveurs, se serrant les uns les autres, psy dans le plaisir de maîtriser, dans l’angoisse d’une rivalité (sa femme elle-même psy), grand organisateur de tournois qu’il veut contrôler, grand stratège d’une mappemonde, les cardinaux et leurs pays, mais qui de ne pouvoir le faire lâche la balle, dépité ; chargé de communication vibrion, rusé, confessant en public ses mensonges ; expert interviewé qui s’arrête, avouant à la télévision qu’il ne sait rien ; acteur de Tchekhov passant de bouffées délirantes en jeu encensé.
Chacun a son grain de folie, sa part d’ombre qui soudain envahit la scène, la vie. Nanni Moretti ne s’instaure pas en juge. Il met en scène le plus subtil, ce qui ne peut qu’être évoqué, suggéré : l’entre, le passage, l'étrangeté d’un geste, d’un visage où deux mondes coexistent, où la contrariété persiste. Le noir et le blanc, l’ombre dans la lumière, une figure, son halo.
Un côté Montaigne, peut-être : « Tout mouvement nous découvre. »

Elisabeth Godfrid