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Carl Einstein ou la naissance des mondes
Lâcher-prise et subversion poétique



"La réalité est un processus et non un oreiller pour dormir." Ton incisif, humour, Carl Einstein n'est pas de tout repos. Et c'est peut-être cette place laissée au "dangereusement vivant" qui l'a marginalisé et finalement fait oublier. Sa créativité par certains minorée, quand ce n'est pas même effacée. En effet, qui connaît encore, à part quelques-uns, l'expérience de pensée d'un homme prenant le risque d'une forme littéraire nouvelle, d'une vision radicalement autre de l'histoire de l'art, l'une et l'autre liée ? Enjeu d'un changement perceptif intensifiant au plus vif ce qui se joue dans la phrase de Cézanne : "La matière de notre art est là, dans ce que pensent nos yeux." Qui évalue aujourd'hui l'ampleur du déplacement opéré par cet "intercesseur" du cubisme dans le double sens d'acteur et médiateur quasi chamanique, faisant voler en éclats tout l'établi de ce qu'il appelait "bibelot", "trafic des substances", toute cette assise classiquement convenue du rapport sujet-objet, de la primauté d'un moi conscient, des a priori de l'espace et du temps ? Dynamitant d'un même mouvement une vision héritée de Platon, une "idolâtrie" que, dit-il, les historiens d'art confortaient, produisant un modèle idéaliste et esthétique fondé sur un critère du beau et qu'il vivait comme "lie de la défunte métaphysique". Pour lui, "peindre, c'est créer l'espace", l'art, une force vivante et magique dont on peut découvrir le sens biologique. D'emblée, il est perceptible qu'il y a du Nietzsche dans l'air, du crépuscule des idoles – unité, identité, causalité –, du Ernst Mach aux parages, "Le moi ne peut en aucun cas être sauvé".
Ce "moi", qui pour le physicien-philosophe est "aussi peu stable dans l'absolu que ne le sont les corps", ce nom de "corps", simple "expédient destiné à s'orienter provisoirement", Carl Einstein en affrontera dans une mise en danger tous les effets d'éclats. Si la fiction d'un moi unitaire saute, ne subsiste que le jaillissement des sensations, une autre manière de sentir, de voir, et avec elle se détruit le mode narratif lié à cette unité et son rapport au temps. S'invalident de fait un type de mémoire, une causalité progressive, la capitalisation d'un "sujet".  Si l'écriture veut témoigner de ces événements dans leur co-temporalité ou leur succession, elle ne peut plus être la narration cumulative d'une construction identitaire, mais agencement d'événements dans leur polyphonie spatiotemporelle. Bébuquin, son écrit "cubiste", tentera d'exprimer au plus juste l'expérience vécue, avec ses accidents, ses changements d'intensité, ses sensations de l'espace, se défiant d'une élaboration secondaire, sentimentale, qui redonne de la corporalité unifiée à ce qui n'est qu'événement.
Mais si la forme témoigne des éclats, ce faisant, par cette mise en forme, elle les fait malgré tout tenir ensemble. Carl Einstein, qui aura toujours peur de la folie, revendique une position-limite dont la trace même dans une écriture à la fois l'exprime et la conjure. Côtoyant là peut-être ce que dit Marc Fumaroli dans sa préface au roman de J. K. Huysmans À rebours, que Carl Einstein connaît bien : "L'œuvre, cette victoire sur le péril de la dissémination, ne peut surgir qu'au prix de célébrer la dissémination elle-même ; retenant son auteur au bord de la destruction, elle n'a pour sujet et pour objet que la destruction dont elle magnifie les fastes et communique le vertige."
En pulvérisant les piétés du "moi", Carl Einstein fait de ce désir, projet affirmé, les lanières tenues d'un attelage. La tentative est périlleuse, mais le dit du péril fait jubiler, pousse à invention. Dans sa lettre à Daniel-Henry Kahnweiler en avril 1923, il soutiendra résolument ce désir d'exploration : "Ce qui me préoccupe, c'est la transformation de la sensation de l'espace, non pas de manière théorique […] mais en montrant par un récit comment les choses, les représentations, etc., se transforment pour l'homme en sensation spatiale ; comment cette façon de voir que nous explorons n'est pas une entreprise théorique mais l'expérience de ce que j'aimerais appeler la sensation spirituelle […]." "Au bord" mais tendu, Carl Einstein expérimente.
Sa figure psychoaffective, réceptive à Nietzsche et Mach, avait toutes les chances de rentrer en résonance avec la vision du cubisme et notamment l'œuvre de Braque qu'il admire et considère "comme une aventure complexe et mortelle". Son œuvre, dit-il, "représente la tentative et la réalisation d'une transformation, d'une réinvention du monde, de l'acte de voir et de l'espace". La vision autre métamorphose la pensée / la pensée différente métamorphose la vision, modifiant la réalité. Percevoir ne signifie pas être devant un objet, donné comme un fait en soi, "une chose", mais "regarder veut dire agir, et voir signifie activer le réel qui n'est pas encore visible". C'est précisément dans cette activation qu'il peut énoncer la vision comme "un miracle". Das Wunder, la merveille. Merveille du regard singulier, du corps/esprit singulier qui fait naître un monde. Les œuvres d'art ne l'intéressent alors que si elles sont capables, par les destructions d'habitudes mentales/perceptives de rouvrir à la fraîcheur du monde en devenir, d'en faire un atelier d'où peut surgir "das Wunder", une exception, qui ne peut être que poésie. Poésie en l'homme / poésie du monde. "L'abandon de soi risqué" est le nom donné à cette ouverture, à cette capacité de lâcher prise qui se désamarre des passés, des trop grandes mémoires, celles des sillons creusés ad vitam aeternam. Dans cette perspective, la poésie ne peut plus être dite "spécialité", elle est l'expression même du devenir. Il s'agit alors de rendre visible l'invisible et "la poésie devient l'élément originel de la réalité". L'intranquillité du monde ne peut passer que par l'intranquillité de l'art qui, de lâcher prise, se fait subversion poétique.
En faisant de "la vision" une création, une métamorphose du monde, en faisant de l'œuvre d'art un événement, Carl Einstein opère dans l'histoire de l'art une véritable transvaluation des valeurs, faisant s'écrouler tout un pan ancré à la mimesis, aux critères académiques donnés comme référent, copiables, normes à reconduire. Celui-là même déjà fustigé par Hugo dans sa Préface de Cromwell : "Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes […] Il n'y a ni règles ni modèles […] À quoi bon s'attacher à un maître ? se greffer sur un modèle ?" Pour Hugo, il vaut mieux être ronce que lichen. Chaque composition résultant des conditions d'existence, ne peut être qu'invention, expérimentation de fait au coup par coup.
Si Carl Einstein s'est toujours senti du côté des ronces plutôt que des lichens, il s'est peu à peu transformé par ce qu'on pourrait appeler ses "impulseurs intimes". Toutes ces rencontres qui l'ont fait jubiler ou se mettre en colère, sa singularité par elles capillarisée.Tous ces engendrements souterrains, conscients/inconscients, ces adossements métamorphiques feuilletant son devenir. Pour aborder Carl Einstein, peut-être peut-on passer par quelques-uns de ses cocréateurs, émettre sur certains points des hypothèses.
Il se voulait "exception", mais tout au long de sa vie, abrégée d'un suicide dans le Gave de Pau le 5 juillet 1940 pour ne pas tomber aux mains de la Gestapo, il aura cherché des fraternités entre exceptions. Lui qui s'est engagé en 1936 dans la Guerre d'Espagne pour se rapprocher encore plus d'un rêve de fraternité. "Des camarades", disait-il.
L'article présent ne prétendra pas à l'exhaustivité – Liliane Meffre dans Itinéraires d'une pensée moderne a déjà accompli cette prouesse –, juste faire des propositions sur l'œuvre d'un homme né en 1885 qui a compris très tôt, mis en valeur toute l'avant-garde artistique du début du XXe siècle, et en a été lui-même un des créateurs.

Lâcher prise et métamorphose
De Bébuquin, son écrit "cubiste" élaboré en 1905-1906, publié en deux fois, 1907 et 1912, à Georges Braque, rédigé dans les années 1930 et publié en 1934, Carl Einstein a continûment privilégié l'invention et les inventeurs capables de lâcher prise sur les ancrages empêchant la métamorphose. Et cela, dans tous les domaines, en art, en politique comme en sciences. Féru de physique et de mathématique, il connaissait entre autres la théorie des fonctions, la géométrie non-euclidienne de Bernhard Riemann, sa thèse sur l'interaction entre l'espace et le corps, la critique de la mécanique newtonienne d'Ernst Mach, son livre philosophique L'analyse des sensations, la théorie de la relativité restreinte d'Albert Einstein. Nourri par eux, l'espace, pour lui, ne peut plus être défini comme uniforme et homogène, et il écrira dans Braque que "l'espace ne constitua plus un présupposé conforme à une règle mais un problème central de l'invention".
Toujours il s'affirmera rebelle mais cette rébellion évoluera, passant d'un goût marqué pour la provocation, la dérision et le grotesque, le portant notamment vers Alfred Jarry, à "l'abandon de soi" ouvert à la vision hallucinatoire, la transe hypnotique et ses capacités de transformation subversive du monde. Ce qu'il veut ? Non seulement être libre de son mouvement, s'ébrouer, lui, de tout ce qui le gênerait, mais œuvrer pour débarrasser le monde de toutes les entraves à sa puissance de change, mettre en exergue ceux qui ont osé mener des aventures, se délestant des tuteurs du connu, du convenu, du conforme. Des iconoclastes solitaires, solitaires parce qu'iconoclastes.
Lui, le sera intensément avec Bébuquin, au point où Franz Blei, son éditeur des quatre premiers chapitres dans la revue Opale, fera plus tard, pour le livre entier, une introduction plutôt inhabituelle : "devoir préparer le lecteur à un livre dont le plus grand mérite est, me semble-t-il, que dans l'état actuel des choses, il ne saurait trouver de lecteur […] Je ne puis souhaiter à ce livre, à votre livre, que de rester invendu chez son éditeur afin que le lecteur espéré l'y trouve d'ici trente ans".
Comment Carl Einstein n'aurait-il pas embarqué Nietzsche comme compagnon de route quand il lit celui-ci affirmant "la dose de vérité qu'un esprit peut oser, c'est ce qui m'a servi de plus en plus à donner la véritable mesure de la valeur. L'erreur (c'est-à-dire la foi dans l'idéal), ce n'est pas l'aveuglement ; l'erreur, c'est la lâcheté". Carl Einstein ne pouvait qu'entendre cela, étant tout sauf lâche, trop vivant, trop fureteur pour ne pas oser lui-même, avoir envie d'aller voir au tournant.
Dans des notes, Bébuquin, son double, écrit : "comme il rêve de l'espace nouveau". Le nouveau, oui, le miracle, das Wunder. Ce n'est donc pas dans les frayages anciens, les héritages de la tradition qu'il va chercher sa pépite. Premier héritage qu'il réfute, celui de sa famille, juive, un père rabbin. Certes il se dit juif, mais "dissident", imprégné néanmoins de sa culture initiale, ses connaissances de la kabbale. Très tôt, une volonté de rompre les amarres, de se sentir comme orphelin, désir qui ne sera pas sans être vecteur de tension et contrariété, lui qui, plus tard, dans Braque, parlera d'un "pluralisme psychique qui vit grâce à la tension des strates psychiques contradictoires" (p. 53). L'affirmation passe d'abord par le rejet de tout ce qu'il veut fuir, une propension fugueuse mêlée à un appétit de vivre plutôt dynamiteur. Et avec lui un regard de dérision porté sur les assis, ceux qui croient posséder clé et code du monde, avec leurs normes, leurs académies. Il n'aura de fait aucun titre universitaire, refusant plus tard un poste important qui l'aurait "consacré".
Sa curiosité insatiable va chercher, lui faire rencontrer des hommes et des œuvres qui tous, comme autant de facettes cubistes, feront résonner l'intime de son monde affectif, catalysant ses propres jubilations à l'égard du "dangereusement vivant", ses répulsions précoces à tout ce qui le briderait et le policerait.
À l'université de Berlin, il écoutera Georg Simmel proposer une sociologie intégrant, dans la dynamique de "socialisation", le jeu des "actions réciproques", les conflits dans le moi, ses tensions pulsionnelles.
S'élevant contre les paresses de la pensée, les conclusions définitives, les sécurités pare-mort, ses écrits gronderont toujours de et avec la présence de Nietzsche. Critique du platonisme, de l'idéalisme, de la "grammaire" naturalisée, des effets de substantification, d'un moi constant, statique et homogène comme état de défense, lui préférant un flux de dynamiques contradictoires, empathie pour la polyvalence du sentir, pour penser les sens jusqu'au bout, affirmant la dimension dionysiaque, tragique, de l'art, ses croisements d'expériences vécues, ses forces grouillantes venant d'un chaos primaire.
Il lira et appréciera Paul Scheerbart le visionnaire, dont il possédait les œuvres, animant en 1911 avec la revue Die Aktion, une soirée littéraire consacrée à l'écrivain et essayiste utopiste – qui intéressera également Walter Benjamin. Comment n'aurait-il pas rencontré Ernst Mach (1838-1916) – lui-même grand lecteur de Nietzsche –, disant en 1923 dans une lettre à Kahnweiler que le physicien est le théoricien le plus proche de lui, en accord avec son "espace physiologique". L'épistémologie désessentialisante, les "sensations d'espace" de Mach deviendront des opérateurs opportuns pour pouvoir accueillir et comprendre ce qui est en jeu dans le cubisme : "On peut mettre l'espace et le temps, non moins que les sons et les couleurs, au rang des sensations. […] Seule la découverte de rapports fonctionnels a pour nous quelque valeur et nous formons uniquement le souhait de mettre à jour les dépendances des expériences vécues les unes relativement aux autres."
"L'atelier intérieur" de Konrad Fiedler (1841-1895) ne pouvait que satisfaire la part en lui qui sera ravie plus tard par "les vieux chinois", Lao-tseu et Tchouang-tseu. "En nous penchant sur l'atelier intérieur dans lequel les éléments de notre image du monde doivent voir le jour pour acquérir un être à nos yeux, nous ne verrons nullement un fond stable de formes achevées ; nous découvrons au contraire un mouvement incessant de naissance et de mort, un enchaînement sans fin d'événements où les éléments de tout être apparaissent sous les modes les plus divers, à tous les stades de leur élaboration sans que le matériau fluide et toujours renouvelé se fige jamais en formes fixes et interchangeables. Tout est flux et reflux, émergence et disparition, un mouvement continu dans lequel les sensations, les sentiments et les représentations se font et se défont, un jeu ininterrompu dans lequel tout, sans relâche, se forme et se transforme. Il n'est pas besoin de chercher hors de nous l'éternel flux des choses, car il est en nous." "C'est la perception et elle seule, qui peut mener à l'élaboration formelle dans les arts." "Pour l'artiste, le champ de la perception peut s'étendre à l'infini, dès lors qu'elle n'est plus soumise à une fin qui lui est extérieure." "Il (l'art) ne crée pas un autre monde, en plus du monde réel qui existerait sans lui ; il fait advenir le monde lui-même […]."
Critique de la mimesis, dimension corporelle des processus spirituels, réalité comme "absolue relativité et constante spontanéité". "Nous réalisons que nous ne vivons pas tous dans le même monde […] et même que pour chacun d'entre nous, le monde d'un instant donné est nécessairement différent de celui de l'instant suivi. À chaque instant se crée ce qui nous est permis de qualifier d'existant, de réel." Les choses en soi ? Avec Fiedler, Carl Einstein ne peut que jubiler au démantèlement de l'univers platonicien.
La notion de kubisch (tridimensionnel, volume) qui deviendra si importante pour lui, il pourra l'explorer dans le livre du sculpteur et ami de Fiedler, Adolf Hildebrand, paru à Strasbourg en 1893 et dont Wölfflin fera une recension la même année dans le Allgemeine Zeitung, "Le problème de la forme dans les arts plastiques". En art, dit Hildebrand, "il y va d'un agir et de formes dans lesquelles la connaissance se transforme en actes", mettant en jeu le rapport "entre ce qui n'est pas perceptible à nos sens et ce qui est processus spirituel". D'un tableau, l'artiste doit tenter de donner "le sentiment de l'espace", les valeurs spatiales correspondant à "des points d'entrecroisements", où "se dévoile une unité que le sens de la vision est seul à saisir comme énonciation simultanée des rapports séparés les uns des autres" et d'où surgit "une saisie de la mise en situation spatiale des choses". "Cette saisie du relief est aménagée de façon conséquente à partir de nos impressions cubiques (kubisch)." "Tant que la forme n'est pas l'expression d'une fonction, elle n'exprime aucun rapport direct avec une sensation corporelle." La puissance d'animation de notre imagination nous met à même de mettre tout en rapport avec nous "et de nous en imprégner par la sensation que nous avons de notre propre corps".
Vibrant de tous ses impulseurs intimes, Carl Einstein, dès le début, a pris le tournant qu'il exprimera plus tard dans Braque : "La foire à l'immortalité est terminée."
Sorte de trans-formateur, Carl Einstein va non seulement accueillir les forces qui vont mettre en chantier le début du XXe siècle, alimentant un maëlstrom emportant les vieux schémas, mais avec sa vitalité il va les condenser dans une "arabesque" singulière qui va lui permettre de voir/penser autrement, de sentir comme un sismographe tous les potentiels de métamorphose. Ce que les Chinois appellent le ji, l'embryon de l'embryon, ce "rien germinal" en train de naître. De là, sa capacité d'être "un nez", d'en développer "un savoir instinctif", qualités si chères à Nietzsche. Pas simplement un "critique d'art", mais une sorte de "visionnaire" de ce qui est en jeu intensément dans l'expérimentation même. L'artiste travaillant sans règles préétablies découvre ce qui aura été fait. "Avec ce que je trouve, j'apprends ce que je cherche" dira plus tard Soulages. Ce futur antérieur, Carl Einstein est capable d'en sentir la force inventive, de mettre des mots, après, sur le présent silencieux de l'acte né d'une passibilité de l'artiste à ce qu'il ne connaît pas encore, qui arrive, sans règle préalable. Passage de l'invisible au visible, produit d'un nouveau réel venu d'un abandon à la multiplicité vivante de toutes les sensations, non réductible au moi conscient et unitaire. Tour de force d'un historien d'art qui ne cherche pas à annuler l'énigme de l'œuvre, à l'expliquer, mais tente seulement d'être réceptif à son "miracle".

Bébuquin
Après son voyage à Paris vers 1905, Carl Einstein va oser lui-même exprimer la vision d'un homme comme réel en mouvement, processus, monde à l'état naissant. Ce qui arrive, un "survenant". Un homme, Bébuquin, qui est en train de vivre, qui n'est pas déjà vécu par les élaborations du trop tôt ou trop tard, secondarisant le "maintenant". Ce "arrive-t-il ?" du troisième maître du Talmud, Elicha ben Abouya, l'Autre dans "le Jardin", Aher, celui de la révolte, de la rupture, celui qui s'arrache au déjà-là et qui est puissance même de renouvellement. Ce que Carl Einstein exprimera plus tard dans Braque : "Nous croyons en revanche que c'est dans cet inconscient précisément que se situe la chance de la nouveauté, que cet inconscient se transforme sans cesse […]" (Bébuquin, p. 141).
Bébuquin désire témoigner de l'expérience du "arrive-t-il", des sensations vécues de l'espace, du temps, sans enchaînement narratif  – "travailler les événements selon la manière dont ils se déroulent dans la représentation intérieure", dira-t-il en 1923 à Kahnweiler. Et ce faisant, "les choses habituelles deviennent dérisoires et grotesques". La force explosive du grotesque il la connaît bien via Alfred Jarry dont l'œuvre écrira-t-il plus tard à Kiesling l'intéresse "éperdument".
À lire les œuvres de Jarry, on perçoit dans Bébuquin le rôle d'impulseur intime qu'il a pu jouer. Cette aimantation qui se réapproprie par le plaisir éprouvé, ici un mot, là une idée, non pas comme un plagiat mais comme une limaille de désir. Traces neuronales d'instants de rencontres et qui naviguent, interfèrent elles aussi, s'en transformant singulièrement ; voyage d'une pensée à multifocales rassemblant des espaces/temps différents.
"Je suis un miroir, dit Bébuquin, une flaque d'eau, immobile et scintillante où se reflète la lumière des réverbères. Mais un miroir s'est-il jamais reflété lui-même ?"
Le thème du miroir et du reflet est incessant chez Jarry, particulièrement dans César-Antéchrist. "LE CHRIST D'ARGENT, face à la Croix d'Or et semblable à son reflet sur un marais : 'César'." (Pléiade, p. 276.) "Nuit. Saint-PIERRE-HUMANITÉ déchaîné et son REFLET dans l'eau […]." (p. 279.) "SAINT PIERRE qui s'est avancé d'un pas avec son REFLET symétrique […]." (p. 279.) Et "Miroir terrestre" (p. 287.), "miroir convexe de la terre" (p. 288.). "Je me vois dans le miroir de ton sexe poli". (p. 290.)
Avec lui, le thème du double (César Anté-Christ, L'amour en visites), de la symétrie, et celui répétitif d'une identité des contraires qui coexistent : "FASCE : Axiome et prince des contraires identiques" (p. 290.). "Moi et le Christ nous sommes Janus. L'être qui a de l'intelligence peut voir ces deux contraires simultanés, ces deux infinis qui coexistent […]." (p. 330.)
Là, on peut peut-être s'interroger sur ce nom de Bébuquin qui sera réduit en Beb, sorte d'alter ego de Carl Einstein. Toute l'époque aime les jeux de mots, les rébus ; les almanachs en sont pleins. Or on sait qu'Ubu est parfois appelé Ébé : "Hurrah, cornes au cul, vive le père Ébé." Très tôt, Ubu existait sous la forme Ebé. Connaissant l'engouement de Carl Einstein pour Jarry, l'empathie à son grotesque, Béb, peut être alors le nom inversé d'Ébé, son double en reflet inversé.
Par ailleurs, on peut lire dans le petit texte de Sabine Wolf, à la fin de Bébuquin (Presses du réel, p. 138.) que Carl Einstein avait écrit : "CUB (isme), l'acte total Moi-Objet – tous deux phases d'un même événement – au lieu du dualisme, je vois un objet." Si l'on voit ainsi que dans cet extrait, Carl Einstein a l'habitude, en phase avec l'esprit de son époque, de découper les mots, de jouer avec eux, on peut imaginer que BUC est l'envers de CUB. Et l'on peut comprendre – hypothèse proposée – que Ebé plus CUB (isme), c'est-à-dire en miroir et à l'envers, thèmes qui lui sont chers via Jarry, BEB et BUC ne font qu'un, cet "acte total moi-objet", idée très tôt présente chez Carl Einstein. Que le nom de Bébuquin soit parfois écrit Bebukin renforcerait cette possibilité même dans la mesure où la notion de kubisch attire précocement son attention.
Dans sa lettre à Kahnweiler, il dira l'importance de "rester concentré sur la sensation, qui constitue l'expérience vécue […] puis élaborer des types d'expériences. Donc des histoires comme la perte du langage ou la dissolution d'une personne […] Ce sont des choses que, peu sûr et timidement, j'avais commencé avec Bébuquin. Les travaux des cubistes étaient pour moi la confirmation qu'il était possible de transformer les nuances de la sensation, ce qui malgré tout ce qu'on peut raconter, est peut-être la seule chose intéressante à faire."
Par ailleurs dans Beb, son journal, il écrira : "au bout d'une chose ne se trouve pas son superlatif mais son contraire". Là alors, on peut émettre l'hypothèse que ce Ebé + CUB = Beb + BUC, dans cette fusion Jarry/cubisme/kubisch, serait le concentré de ce qui passionne Einstein, le nom de Bébuquin devenant une sorte de hiéroglyphe, de blason einsteinien en rébus, comme aimait faire Jarry. Pour le créateur, tout est brassé, malaxé, fécondé, devenant "ce centre grouillant de forces" parfois contradictoires.

Carl Einstein, danc ce livre, semble pris notamment dans une contrariété théorique trouvant peut-être sa source dans une contrariété affective. Il évoque ainsi l'idée de "différence" à la fois comme différentiel, entre-deux et comme écart absolu. D'un côté, la pensée d'un passage – "Le domaine de l'art commence avec le mot différent […] La forme [...] est plus qu'un processus. Elle est avant tout capable de s'associer avec n'importe quel organe et n'importe quelle chose" –, de l'autre l'idée d'un saut, sans mémoire – "Observons l'instant […] se partageant sans résidu entre en avant et en arrière". Carl Einstein navigue dans la contrariété entre "l'éclair", "l'instant", et la généalogie ; entre l'auto-engendrement et l'engendrement. Or que dit Bébuquin ? "Quel malheur tout de même, pour nous autres hommes, de venir de la femme". (p. 31.) Une serveuse de bar demande : "Qui est le père ?" Et Euphémie répond : "Personne […] je l'ai eu en rêve." (p. 35.)
Si l'on connaît les rapports difficiles de haine et d'amour à l'égard de son père et de sa mère, provoquant ce si fort désir de rejet et rupture, et qu'il exprime dans Bébuquin, cette contrariété n'est pas alors que théorique. À la mort de son père qui se pend après avoir connu la folie, Carl Einstein a quatorze ans. "Père surmené […] une vie misérable […] le fils devait être son accomplissement […] fils à l'abandon […] En vérité, c'est la mère qui possède et qui s'approprie notre enfance […] voilà pourquoi l'effort de la lui arracher à elle, la propriétaire faussaire de notre enfance […] suppression de la mère, POUR FINIR MEURTRE DE LA MÈRE, RECHERCHE DE LA MÈRE DE REMPLACEMENT SUR LE TROTTOIR."
S'exprime en lui un désir d'arrachement absolu le déliant de tous ses liens. "Seigneur, donne-moi un miracle." (p. 63.) "Je n'ai pas encore oublié autant qu'il le faudrait", se demandant si une interruption totale du destin est possible : "Mais n'est-il pas possible de se transformer dans la vie, de perdre cette misérable mémoire" (p. 71.). "Se transformer", "perdre la mémoire", deux vections antithétiques. "Seigneur, laisse-moi dire une fois, j'ai créé à partir de moi-même […] laisse-moi accomplir un acte indépendant, un miracle."
"La dissolution, c'est elle la transformation, qu'elle soit pour moi un commencement." (p. 79.) Euphémie rend visite à Bébuquin. "Il cria de l'intérieur, il n'est pas là, s'est perdu à lui-même." "Il faut avoir le courage de sa propre folie". (p. 85.) "Des êtres qui sont créés pour la folie se battent avec des femmes normales, lieux communs de la procréation."

Telle est bien la contrariété : l'éclat contre la procréation, l'instant absolu contre la mémoire et la genèse. Carl Einstein a le pari fou de dire "l'immédiat", d'exprimer "la primarité" au sens de Freud, en faisant l'économie des processus secondaires d'engendrement prenant appui sur la mémoire. Désir d'auto-présentation, d'accès sans médiation à ce qui dans l'histoire humaine a été diversement désigné comme "réalité absolue ou ultime", "réel", "Dieu", "être pur sans médiation". Dire ce qui arrive – la présence, le maintenant – sans passer par le pré-existant. Carl Einstein, le jeune homme de vingt-et-un, vingt-deux ans, qui veut couper dans la douleur encore tous ses liens, ce père fou pendu, cette mère "propriétaire de l'enfance", appelle "un miracle", qui le délesterait de cette trop grande mémoire.
Mais ce faisant, il va pouvoir entendre, comprendre mieux que quiconque et l'évoquer, y contribuer, ce que toute l'expérimentation du début du XXe siècle va elle aussi tenter ; se délester des vieux héritages – Nietzsche l'avait déjà osé dans sa solitude –, ce moi unitaire tout de conscience et de raison, ce corps blindé, sujet face au monde, toutes ces totalités, ces clôtures pesantes de leurs vieilles histoires. L'éclatement du "sujet" qui va marquer les formes de l'art de ce XXe siècle naissant, l'humour, l'ironie, la dérision jusqu'au grotesque qui vont avec, jettent aux orties, dans la déliaison radicale, les idoles d'un monde fondé sur des liens mortifiés en "substances", "essences", autant de prises à la fois de sécurité et fomenteuses de prises de pouvoir pour celui qui "sait", "possède".
En même temps, politiquement, la volonté d'un "homme nouveau", non possédant, tenté dans l'extraordinaire et chaleureux désir de plus de justice, censé être le contrepoison de "la propriété", va installer peu à peu le pire des totalitarismes, dans la mesure même où cette volonté d'"homme nouveau" fait l'impasse sur ce qui crée le nouveau dans l'homme : la mémoire et la fraîcheur de l'événement, l'engendrement et l'inouï "né de", le désir et l'élan. Ne pouvant non seulement que retrouver alors par ce dit "homme nouveau" ce qui est le plus vieux en l'homme, ses pulsions et ce que Nietzsche appelle la "Rache", l'envie, le ressentiment, l'esprit de vengeance mais encore empêcher par le refus de l'événement, son déni et interdit, la possibilité même de la nouveauté.
Carl Einstein, le politique, va lui aussi rêver de cet "homme nouveau" cherchant la fraternité pris entre son désir de coupure, de déliaison radicale et les liens de cette fraternité, avec ce qu'elle suppose de mémoire et reconnaissance. Son théâtre (1921), ses articles vont témoigner directement ou indirectement de cet engagement. Ayant continué à approfondir "la vision cubiste", contribué à modifier la perspective ethnocentriste sur l'art nègre, Negerplastik (1915), écrit L'Art du XXe siècle (1926), créé la revue Documents (1929). Autant de participes dénotant un processus, l'évolution de Carl Einstein après Bébuquin. Un énorme travail d'écriture et d'élaboration qui va se condenser et s'épanouir dans le magnifique Georges Braque. Dans ce livre qui ne porte pas sur Braque, mais, incluant ce dernier, sur le processus même de créativité, deux pôles d'intérêt intenses vont se tracer, la vision hallucinatoire, la transe hypnotique. Les deux semblant manifester comment Carl Einstein a tenté de résoudre la contrariété sensible dans Bébuquin.

Vision hallucinatoire et transe hypnotique
Comme le disait Fumaroli, "l'œuvre, cette victoire sur le péril de la dissémination, ne peut surgir qu'au prix de célébrer la dissémination elle-même ; retenant son auteur au bord de la destruction […]". Carl Einstein, dans Bébuquin, s'est retenu "au bord" en produisant la cohérence d'une sorte de surface de réparation paradoxale, la maîtrise en dernière instance passant par le fait même d'une écriture, écrirait-elle la non-maîtrise. La secondarité (freudienne) condensée dans la vection de témoigner de la primarité, la folie des éclats comme projet assumé où il peut revendiquer ce qui lui fait peur. Bébuquin, comme le cinéma expérimental mimant la primarité, celui de Werner Nekes notamment – la pellicule devenant le lieu où se réunissent les événements primaires –, s'ex-pose dans une prose qui lie quand même les éclats, rassemble leur tohu-bohu, leur chaos primaire. 
Avec la vision hallucinatoire, quelque chose se joue autrement, tout en gardant le chaos primaire. Il ne s'agirait plus d'éclatement mais de faire remonter du tréfonds le chaos et ses forces archaïques, de laisser venir leur multiplicité alliant des espaces-temps différents.
Déjà, dès l'article "Masson, étude ethnologique" (1929), Carl Einstein avait mis en avant la valeur de l'hallucination : "Une chose est importante : ébranler ce qu'on appelle réalité par le moyen d'hallucinations non adaptées, afin de changer les hiérarchies des valeurs du réel. Les forces hallucinatoires font une brèche dans l'ordre des processus mécaniques, elles introduisent des blocs d'a-causalité dans cette réalité que l'on s'était donnée absurdement comme une."
"La chance de liberté" naît justement de cette non-adaptation au monde lissé des objets, aux élaborations secondaires causales, faisant surgir alors un univers pulsionnel et avec lui la possibilité de renouveler le monde. Il le dira encore plus nettement dans Braque : "La scission de celui qui crée a pour effet d'activer les strates longtemps inutilisées et de ce fait non adaptées, c'est-à-dire les capacités, que les courants rationnels ont peu touchées ou contrôlées, font de nouveau irruption. Refoulant les courants du rationnel, cette activation des énergies visionnaires déclenche une régression vers un état primitif puisque les forces à caractère hallucinatoire appartiennent à des strates d'un âge archaïque mythique ; un chaos primaire s'éveille. Toutefois, ces forces ne refluent pas seulement vers un passé reculé, mais coulent aussi à grands flots, et se situe leur force essentielle, de façon prophétique vers l'avenir. L'artiste conjure, tel un mage, la réalité encore cachée et la crée. C'est ainsi qu'un intervalle à caractère hallucinatoire jaillit du déclin de la société rationaliste." Cette brèche où l'artiste devient "un medium qui pâtit", il l'appellera aussi "l'intervalle romantique", permettant de libérer "le chemin vers l'intérieur".
Tout au long du Braque une constellation se forme, des expressions et des idées se répètent, qui poussent à questionnement. En effet, certaines apparaissent inhabituelles sous sa plume, telles "mage", "spectre", "celui qui prie", comme s'il y avait eu rencontre avec un autre univers, qui aurait impulsé une inclinaison nouvelle, fait émerger une figure dont certains aspects ne semblent pas pourtant totalement inconnus : "force de prophétie", "mage" qui est "un contemplateur", "à l'instar de la transmission de l'énergie de celui qui prie dans le dieu", "celui qui contemple dévie sa propre énergie dans le tableau, un peu comme celui qui prie", "tous deux, celui qui est en contemplation et celui qui prie atteignent ainsi l'état souhaité de soumission", "spectres participants", "Les œuvres d'art m'apparaissent souvent comme des spectres en action", "Voilà pourquoi le peintre se servira du plus simple et immédiat des moyens, à savoir la notation graphique et il annonce des visions à l'instar des prophètes et mages qui écoutent les esprits". Autant d'expressions et de phrases qui ne peuvent manquer d'évoquer "ce que dit la bouche d'ombre", la présence de Victor Hugo en filigrane, non seulement le poète des Contemplations, l'écrivain affirmant "la prière est la force majeure", mais aussi le dessinateur visionnaire qui fascinait André Breton, lui qui avait tant aimé le petit lavis "Aube" offert par Valentine Hugo qu'il appela sa fille du même nom.
Maintes fois, Carl Einstein a croisé les admirateurs d'Hugo, Paul Scheerbart visionnaire dans ses écrits et ses dessins à la plume, Huysmans qui avait fait l'éloge dans un article des dessins du romantique. Pendant une période, Carl Einstein semble manifester des réticences à l'égard de ce dernier, de son style déclamatoire – il le citera deux fois dans L'Art du XXe siècle, mais dans Braque un tournant apparemment s'opère, faisant ici l'hypothèse que le rapport de Carl Einstein à Hugo s'est modifié.
Impulseur intime, certes ambivalent, Hugo aurait pu le devenir dans la mesure où les propres recherches de Carl Einstein sur la transe et l'hallucination rencontraient l'importance donnée par Hugo au mage-poète laissant monter de la nuit des forces visionnaires prophétisant l'avenir.
Dès "L'entrée des médiums" dans Les pas perdus (1922-24), Breton valorisait l'obéissance à "la dictée magique" chez certains êtres, capables de recueillir ce qui vient de "la bouche d'ombre", référence explicite au Hugo des Contemplations. Par son ami Kisling, on sait que Carl Einstein se faisait envoyer Littérature, fondée en 1914 par Breton, qu'il avait prêté à Nico Rost les premiers numéros de la revue, qu'il se tenait donc régulièrement au courant des publications du surréaliste où s'évoquait plusieurs fois le nom d'Hugo. Notamment dans Nadja (1928), une référence explicitement admirative.
Le projecteur mis sur lui via Breton, comment Carl Einstein n'aurait-il pas été sensible aux thèmes du romantique, si proches de lui : le dialogue des contraires, du grotesque et du sublime, le refus des embrigadements, "Écartons tout ce qui ressemble au couvent, à la caserne, à l'encellulement, à l'alignement" (W. Shakespeare) et surtout la place accordée à la vision hallucinatoire de ses textes et ses dessins. "Grâce soit rendue à Breton, dit Jean-Jacques Lebel dans "Hugo et la chaosmose", d'avoir vu en quoi les dessins de Hugo […] étaient les précurseurs du merveilleux surréaliste." Jetant l'encre au hasard sur le papier "pour intégrer l'aléatoire, le pulsionnel, le gestuel, l'incontrôlable, l'irraisonné dans son processus de production", "c'est à l'invisible que Hugo s'attaque dans sa peinture et c'est pour cela qu'il plonge dans la nuit des temps au cours des séances de tables parlantes, comme d'ailleurs, au cours de méditations spectrales"… Irruption dans l'histoire de l'art, du bricolage systématique, c'est-à-dire de la pensée sauvage.
"Mes dessins sont un peu sauvages", écrivait Hugo à Baudelaire (29 avril 1860), "rompant, continue Lebel, avec la  façon de penser, de regarder et de peindre le monde dans laquelle la tradition occidentale s'était jusqu'alors enfermée".
"Pour ses apparitions hallucinatoires, dit Harald Szeeman Hugo a essayé toute une série de techniques qui ont permis de voir en lui un précurseur du surréalisme et du tachisme dans la recherche automatique de l'inconscient. Ce sont des procédés que l'on trouve aussi dans les œuvres des romantiques allemands comme Justinus Kerner." "Futures problématiques plastiques comme allaient le devenir les collages pour les cubistes […] ainsi que les grattages, les frottis mais aussi les papiers découpés pour Matisse, et même les coulures, les jets d'encre et le dripping pour Pollock." (Danielle Molinari, conservateur général de la Maison de Victor Hugo)
Dans le catalogue Du chaos dans le pinceau, Werner Hofmann permet de comprendre ce qui peut-être aurait fasciné Carl Einstein. "Dissolution veut d'abord dire que le vocabulaire mimétique devient liquide […] Hugo dissout ou perturbe les cohésions spatiales à l'aide de structures insolites". Quant au dessin "sauvage", le terme "peut dénoncer un défaut, mais pour quelqu'un qui s'interdit les normes du Beau absolu, sauvage peut signifier un retour aux sources de la créativité […] il s'autorise (en tant qu'autodidacte) d'explorer des chemins menant loin dans le passé et annonçant en même temps la morphologie et les pratiques hétérodoxes de l'art qu'un jour on appellera 'moderne'". Les hiéroglyphes d'Hugo "constituent souvent la matière première pour d'autres métamorphoses", "une esthétique de l'incohérence" annonçant les papiers collés cubistes ; expérimentation du préformé et de l'informe proclamant "une spontanéité qui se passe de tout instrument".
Si les termes inhabituels dans l'écriture de Carl Einstein peuvent faire penser qu'il a peut-être été réceptif à "ce que dit la bouche d'ombre", les deux hommes de toute façon, par-delà le temps, avaient chacun la conviction qu'un certain dispositif psychocorporel permettait de laisser passer ce qu'on pourrait appeler une poésie de l'existant. Tout ce matériau "sauvage" venu d'une existence en mouvement formé par les rencontres, venant faire éruption dès lors que le contrôle de la conscience est levé, qu'un "abandon de soi risqué", brisant les digues, s'ouvre à une spontanéité renouvelant le monde. Double mouvement de faire naître un monde venu d'une turbulence et capable à son tour de faire émerger "des visions" nouvelles, d'autres manières de sentir et regarder, d'autres modes de pensée. Un lâcher-prise ouvrant à une subversion poétique. L'écrivain ou le peintre qui desserrent "la ceinture de sauvetage" du moi libèrent un nouvel espace. Là peut se faire entendre toute l'intensité de la phrase de Carl Einstein : "Peindre, c'est créer l'espace".
Subversion par "un chaos primaire" / "une chaosmose", où se perd la possibilité de mesurer, de commensurer, les strates de tous les espaces/temps incommensurables les unes aux autres, bouleversant ce faisant tout ordre établi. Ce que Carl Einstein disait dans "Masson, étude ethnologique" : "On découvre un pluralisme des espaces spécifiques". Oubli de l'identité, de l'identifiable, émergence du "miracle", loin des normes, des lignes à respecter. "Les tableaux de Picasso, de Braque, de Gris, de Léger, constituent des inventaires d'expériences, riches et audacieux. Il ne s'est jamais agi pour eux d'illustrer des programmes mais de découvrir des solutions particulières ; et dans le domaine de l'art, le particulier et l'exception seuls sont décisifs […]."

Naissance de mondes, de pouvoir être réceptif  à ce qui vient, rapprochant "l''abandon de soi risqué" de ce que François Roustang, dans Qu'est-ce que l'hypnose appelle "veille paradoxale", ce "quatrième état de l'organisme" qui est "ouverture potentielle à tout ce qui voudra bien se présenter et qui permet à l'imagination de se déployer pour transformer nos relations avec les êtres et les choses".
L'hypnose comme introduction au pouvoir d'imaginer, de transformer la réalité "parce qu'il est semblable au pouvoir de rêver qui commande les comportements de notre espèce et au pouvoir de configurer le monde qui est le lot inné du nourrisson". Ce pouvoir de rêver "comme l'ensemble des futurs éventuels que notre existence aura toujours à déployer. Il n'est pas dans l'histoire, il est le moteur de l'histoire comme capacité de l'inventer, il est le 'réservoir des possibles'". "Anticipation de ce qui n'a pas encore eu lieu, susceptible de refondre le passé ou d'offrir les conditions du futur."
Tout le chapitre VII du Braque fait l'éloge de ce pouvoir de rêver, de l'acte visionnaire comme sources de la nouveauté née des "vagues et vallées du flux psychique". L'hallucination "ne peut advenir qu'à condition d'accepter la mort de la personne consciente, d'accueillir dans une passibilité la montée de courants oubliés ou perdus", de s'ouvrir à cet événement. Carl Einstein, qui aimait tant "les vieux chinois", fait ici le pont entre état hypnotique, vision hallucinatoire et "non-agir" oriental, non pas la non-activité, contresens absolu, mais au contraire la disposition qui permet la plus grande acuité et le plus grand éveil. "Le non-agir est le moment de l'ouverture vers l'agir, il en est la préparation immédiate en fonction des possibilités réelles et par rapport à la totalité des rapports effectifs au monde. Au sein du non-agir, il suffit d'attendre. 'Les lois de la calligraphie (valables pour toute action) consistent à faire le vide et laisser bouger'."

Dans le non-agir de cette "post-logique" proposée, capable par l'alliance des espaces/temps de transformer l'acte de voir, l'acte tout court, pourrait se faire le lien avec une pensée que Carl Einstein connaissait, celle de la kabbale, où dans L'Arbre des Sephiroth, la deuxième sefira évoque "l'attente de ce qui sera". "Que signifie 'sagesse' (hokhmah) ? Attends (hakéh) quelque chose (mah) ; à savoir […] 'Attends ce qui viendra'." "Le commencement de l'existence est le Secret du Point mystérieux et il est appelé Sagesse primordiale cachée […] Comprends que quand la chose indéfinissable et furtive se met en branle pour faire advenir son existence, elle existentie d'abord comme la pointe d'une aiguille […]".
En commencement, passage, devenir porté par un devenir en train de, et parce que mouvement, non capturable. "Il y a poésie dès lors que nous réalisons que nous ne possédons rien" dit John Cage. Ji chinois, ce "rien germinal", Hokhmah, "vision" du Braque, les trois évoquent la naissance du monde / des mondes. "C'est la vision, dit Carl Einstein, qui inlassablement fait de la poésie à l'intérieur de l'homme ; tout acte poétique est un processus permanent du monde se produisant au-delà du vouloir, en tout lieu et en tout un chacun. Reste à savoir si nous sommes capables d'entendre et de voir les poèmes fleurissant telles des plantes sur terre et dans le ciel. À présent la poésie n'équivaut plus à une affaire technique mais à des événements se produisant partout et auxquels chacun prend plus ou moins part. Cela signifie que faire de la poésie est un élément constitutif de toute existence […].""La vision n'est qu'une phase du réel, c'est-à-dire le début d'une nouvelle réalité […] la poésie devient l'élément originel de la réalité."

De Bébuquin, Carl Einstein, tout de rupture, voyageant au bord de l'éclatement, est passé au Braque, à une poésie de l'existence, cet "ex" toujours prêt à naître, à être reçu, si dit-il, l'accueil est fait à ce "voir" où les poèmes fleurissent. La forme de la violence semble avoir changé, passant de sa jeunesse, de la révolte frondeuse et dissidente à l'accueil de la violence du nouveau, de la jeunesse. Toujours "le miracle" mais dans une autre tonalité.
Carl Einstein, le grand oublié, a fait l'alliance du corps / de l'esprit – la sensation spirituelle –, le trait d'union explicite / implicite entre les plus anciens chemins de spiritualité, inactuelle, et "le miracle", cette émergence du toujours nouveau en train de naître.
À la fin de sa vie, continuant son combat politique, il s'est battu contre une des formes de la possession, la dictature franquiste. N'a pas voulu tomber entre les mains de la Gestapo et son régime mortifère. Cet article, en merci et petit signe de main par-delà le temps.

Elisabeth Godfrid

Philosophe au CNRS/EHESS, «Centre de recherche sur les arts et le langage». Elle a collaboré avec le Centre de Prospective du Ministère de la Recherche, le groupe «Des idées pour l'Europe», a publié en mai 2007 Humour du lâcher-prise aux Éditions d'écarts. Ecrit régulièrement pour la revue lusophone Latitudes.