[Kunsthalle Wien]
L'Ange vide
Maria Klonaris / Katerina Thomadaki
XYXX Mosaic Identity, Installation multi-média
(détail: photo N&B, 1,20 mx 1,60m, contrecollé aluminium
et éclairé à la lumiére noire)
- Parmi les multiples attributs et fonctions de
l'Ange, celle qui s'attache à définir l'identité d'un
être semble primordiale au XXe siècle. L'Ange devient la figure
sans visage sur laquelle viennent se greffer les interrogations identitaires,
forme creuse où s'inscrivent les fantasmes des êtres humains,
silhouette vide à laquelle l'identité de chacun peut se mesurer,
et dans laquelle le créateur se projette.
- En dépit de l'opinion commune, l'Ange
apparaît comme sexué. Selon les artistes qui lui donnent un
corps ou selon les auteurs qui l'évoquent, l'Ange est masculin ou
féminin, androgyne ou "hors sexe", comme si ce nom d'"ange"
pouvait signifier pour chacun un sexe différent ou une absence de
sexe, comme si l'Ange, à l'image de l'homme mais capable de le surpasser,
pouvait représenter à la fois les différentes possibilités
génétiques à l'origine de l'être humain, et
celles auxquelles il peut seulement rêver.
- Par delà la question d'une identité
sexuée, l'être angélique est parfois le représentant
d'une identité perdue, celle de l'homme qui n'a plus de repères,
ou celles des morts de l'Holocauste.
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Le sexe des anges |
- Les anges masculins sont à la fois Narcisse
et l'être désiré, idéal de beauté qui
vient se cristalliser dans un nom d'ange.
- "L'ange Dargelos", pour Cocteau, redonne
vie aux rêves de l'enfance, tandis que "l'ange Heurtebise"
évoque la pérennité de ces créatures boiteuses
et magnifiques, adorables et terribles.
- Ces anges multiples apparaissent aussi dans l'oeuvre
de Jean Genet, figures repoussantes parce que sans chair , ou images mêmes
du désir, anges-amants vigoureux, cruellement beaux.
- Dans d'autres temps, dans d'autres lieux, les
anges "kitsch" de Pierre et Gilles coexistent avec les anges-marins,
les anges-soldats de Tsarouchis ou du graveur Tassos, sans toutefois leur
ressembler.
- Et les hommes photographiés par Mapplethorpe,
dont la beauté virile est associée parfois avec les symboles
chrétiens ou les attributs du diable, sont-ils anges ou démons?
Le photographe lui-même, lorsqu'il se représente dans ses
autoportraits, se situe-t-il plutôt du côté de ce corps
qui s'échappe, s'évanouit, tombe du cadre de la photographie,
de ce visage aux traits flous, effacés , comme si cette face venue
d'un autre monde ne pouvait être rendue dans toute sa netteté,
ou du côté des cornes du diable?
- Si l'Ange masculin prend souvent la forme d'une
virilité exaltée, il peut aussi rappeler une adolescence
androgyne, plus proche des modèles de beauté de l'antiquité
grecque, ou d'une figure chrétienne de l'Ange. C'est le cas du jeune
Tadzio dans La Mort à Venise , ange blond qui éveille chez
le professeur un désir douloureux qui est comme l'appel d'un autre
monde.
- De même, tous les anges "décadents"
du début de ce siècle, qu'ils soient plutôt masculins
ou plutôt féminins , sont caractérisés par cette
androgynie démoniaque ou sereine qui semble resurgir avec force
de nos jours.
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- L'Ange viril est donc souvent accompagné
par un double androgyne, à la masculinité effacée.
Un phénomène semblable peut-il s'observer dans l'univers
des anges féminins? Que sont-elles devenues, les femmes-anges éthérées
du Romantisme? La femme-"démon", Lilith ou ses soeurs
à la féminité épanouie les ont peut-être
supplantées, à moins qu'un être nouveau, aux multiples
facettes, ne tende à prendre leur place.
- Si l'Ange masculin oscille entre la virilité
et l'androgynie, c'est plutôt dans la direction de l'androgyne qu'il
faut chercher la femme-ange, surtout si une femme en est la créatrice,
comme si une part masculine était nécessaire à l'ange,
qui est, à l'origine, de par son nom même, masculin. Et cet
ange androgyne n'est pas dépourvu de corps.
- C'est un hermaphrodite féminin, une photographie
clinique, qui a retenu le regard fasciné de Maria Klonaris et Katerina
Thomadaki, dont l'oeuvre est consacrée, depuis dix ans, à
un travail de recherche qui creuse ce corps étrange, dont le visage
aux yeux bandés s'offre en se dissimulant. Cet ange androgyne est
présenté comme une figure qui réconcilie les mondes,
un être entre les sexes, matrice des interrogations des deux artistes,
qui reproduisent son image à l'infini, toujours même et toujours
différente. Corps immuable dans lequel la différenciation
sexuelle ne s'inscrit pas, corps icône sans cesse recréé
par le désir des artistes, cet ange, médiateur entre l'ancienne
et la nouvelle technologie - en effet, si son support premier est une photographie
en noir et blanc, celle-ci subit diverses mutations, grâce aux techniques
de surimpression, mais aussi à travers l'ordinateur et le film vidéo
- est à l'image d'une conception du corps qui tend à la fois
à l'indifférenciation des sexes et à l'affirmation
d'une différence.
- Grâce à la surimpression, ce corps
"hors sexe" devient aussi "corps des étoiles"
et corps végétal, ange de pierre ou de sable, comme si en
l'Ange pouvaient se faire toutes les mutations, comme si l'être angélique
pouvait être à la fois corps aérien et corps matière,
réunissant en lui toutes les formes de vie possibles. Et cet infini
possible de l'Ange paraît prendre forme plus particulièrement
chez l'ange-femme, fille de la femme-Nature.
- Ainsi, Robin, l'ange-femme du roman de Djuna
Barnes, Le Bois de la nuit (Nightwood) , est un être dont l'humanité
se fond avec sa nature animale et végétale. Cette créature
à l'allure androgyne se rapproche de l'animal, de la plante, comme
si tout en elle était ambivalent, et c'est son caractère
indécis qui rappelle l'Ange.
- Androgynes encore, sont les figures mi-angéliques,
mi-démoniaques, mi-hommes, mi-femmes, qui accompagnent la sphinge,
la femme-animal, femme-ange elle aussi, en quelque sorte, dans les tableaux
de Leonor Fini. Ces créatures situées aux frontières
du masculin et du féminin, de l'animal, du végétal,
et de l'humain, posent le problème de l'identité à
la racine même de la vie.
- Et si le destin de la plante, de la fleur, avec
sa beauté fragile et éphémère, a quelque chose
d'"angélique", pourquoi ne pas évoquer les fleurs
"hermaphrodites" d'Helen Chadwick - qui peuvent prendre place
auprès de son "Herculine Barbin", rappelant l'hermaphrodite
qui fut élevé et éduqué, au siècle dernier,
au milieu des jeunes filles - , ou les fleurs plus "phalliques"
photographiées par Robert Mapplethorpe, dont on rencontre des équivalents
littéraires chez Jean Genet ou Pasolini?
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- Toutes ces figures androgynes qui viennent peupler
les oeuvres d'art existent parallèlement à l'androgynie ambiante
que l'on peut remarquer surtout dans les pays occidentaux, et qui s'inscrit
dans l'allure des musiciens, qui chantent l'Ange et le recréent
dans leur propre corps, dans la silhouette souvent androgyne des mannequins
qui se déploient dans les défilés de mode, à
travers les vêtements unisex qui donnent aux adolescents et aux jeunes
gens l'apparence d'une enfance prolongée, sans parler des transsexuels
qui, voulant métamorphoser leur corps, lui donnent la neutralité
douloureuse de l'androgyne.
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Corps artificiels |
- Dans la réification de l'être humain,
qui, en apparence, s'oppose à l'essence angélique, se dessine
une autre forme d'angélisme. La quête de l'identité,
associée à la figure de l'Ange, se reflète dans l'image
de la poupée, de la marionnette, du mannequin.
- La poupée asexuée et le mannequin
à la fois hypersexualisé et sans sexe, nous amènent
à nous interroger sur notre identité sexuelle.
- La poupée est pour l'enfant celui ou celle
à qui l'on confie tout notre amour, cet autre que l'on peut rapprocher
de l'Ange, comme dans l'oeuvre de Rilke, lorsque le poète évoque
d'une part l'amour impossible que voue l'enfant à la poupée
, et de l'autre l'appel sans réponse (possible) adressé à
l'Ange dans Les Elégies de Duino .
- Cette même poupée devient pour l'adulte
une image de son identité d'enfant, de cette identité perdue
en apparence et qui demeure pourtant, ange de la mémoire, ange de
notre souvenir.
- Dans Le Bois de la Nuit , l'image de la poupée
asexuée traverse l'oeuvre en filigrane, de la trapéziste
gainée dans l'étoffe de son maillot qui "paraissait
aussi insexuée qu'une poupée", au travesti dissimulé
derrière les artifices de l'autre sexe, du "troisième
sexe" à la poupée adoptée par Robin et son amie,
substitut de l'enfant impossible à créer.
- Toutes ces figures dérivées de
la poupée, toutes ces créatures à l'apparence artificielle
et dont le masque est synonyme de douleur, sont les diverses facettes d'une
interrogation identitaire.
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- Et les mannequins, figures entières ou
en morceaux, qui apparaissent souvent dans l'art contemporain, tels des
anges déchus ou impassibles, en quoi nous révèlent-ils
quelque chose de notre identité? Ne sont-ils pas mis en scène
pour évoquer justement cette impossibilité de définir
sa propre identité, comme si la notion même d'identité
n'était qu'une construction imaginaire?
- Silhouettes de cire ou de plastique, qui ont,
par convention, tous les attributs secondaires de l'être sexué,
et qui sont pourtant, par essence, complètement asexuées,
poupées vides sensées représenter chacun d'entre nous,
sous la robe seyante ou le costume élégant, figures dénuées
de toute identité, les mannequins de mode sont pourtant comme le
réceptacle neutre de nos identités éparpillées.
S'ils se trouvent si souvent associés à la figure angélique,
c'est que, comme pour l'Ange, leur sexe est une énigme, une image
voilant le vide.
- Ainsi, dans l'installation de Maria Klonaris
et Katerina Thomadaki, Night Show for Angel , des mannequins masculins
vêtus de somptueux vêtements féminins viennent rappeler
l'absence de polarisation sexuelle, le caractère incertain de l'Ange
tel que l'on veut se le représenter.
- Mais lorsque les mannequins apparaissent dans
l'oeuvre de Hans Bellmer ou dans les photographies de Cindy Sherman , ces
corps défaits aux morceaux épars semblent plus proches du
démon que de l'Ange ; leur apparence sexuelle est exacerbée
comme si l'artifice était plus apte à représenter
le sexe que le corps humain dans sa chair même.
- Les poupées de Hans Bellmer, mères-enfant,
figures pré-adolescentes dont le ventre bombé rappelle une
femme enceinte, sont contorsionnées, désarticulées,
démantelées par l'artiste. Leurs membres, imbriqués
les uns dans les autres pour devenir un corps sans tête, dont les
quatre jambes s'articulent autour d'un ventre unique, si plein qu'il se
suffit à lui-même, évoquent une figure double, deux
soeurs siamoises ou un corps presque androgyne dans sa dualité,
proche des figures dessinées par Bellmer, dans lesquelles la fusion
du masculin et du féminin - le torse devenant un pénis, les
testicules servant de poitrine et le gland se fondant avec le sexe féminin
- évoque le caractère réversible de l'identité
sexuelle.
- Chez Cindy Sherman, le caractère androgyne
des poupées disparaît pour laisser place à des tronçons
de corps au sexe irrité, qui se mêlent aux ordures, accentuant
le lien qui peut se dessiner entre l'érotisme et la mort.
- Cependant, si ces mannequins brisés évoquent
une traversée du sexe, ce sont les "autoportraits" de
l'artiste qui apparaissent comme les effigies d'une poupée vide,
sans identité définie, et dont la vacuité apparente
accueille une infinité d'identités. Mettant en scène
sa propre image à travers ses photos , dans des travestissements
toujours différents, la photographe met en cause sa propre identité,
ou plutôt, ce que peut signifier l'identité d'une personne,
comme si elle-même était cet ange inhabité dans lequel
se précipitent nos désirs et nos questionnements. L'artiste
se décrit elle-même comme une "couverture patchwork",
comme un écran sur lequel se projettent les visages de ces "autres"
qui lui permettent à chaque fois d'être autre chose qu'elle
même. Et lorsque la photographe se métamorphose en actrice,
figeant la silhouette de Marilyn Monroe dans son propre mythe, c'est aussi
l'image de la "star" qui est mise en question, cette "étoile"
si proche des anges déjà dans l'univers biblique, et vers
laquelle s'élancent nos désirs d'être Autre.
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L'identité perdue |
- Alors que Cindy Sherman cherche, à travers
ses photos, à se donner des identités multiples, pour d'autres
artistes, la recherche de sa propre identité se fait à travers
la représentation d'identités égarées, perdues
parfois tout à fait, et que l'artiste essaie de retrouver et de
reconstituer.
- Les silhouettes au chapeau melon, toutes identiques,
qui s'élèvent dans les ciels de Magritte sont tels des anges
des foules, plus neutres, plus anonymes que les êtres sans nom qui
errent dans les villes en quête de ce que pourrait être notre
existence.
- Etres sans nom encore, mais dont les traits sont
biens distincts, les figures projetées par Gary Hill dans ses installations
apparaissent en face de nous à la manière des fantômes,
telles des doubles de l'artiste qui les fait revivre dans un lieu étranger,
un espace neutre qui efface leur existence passée et leur offre
une nouvelle vie dans le temps du spectateur.
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- Mais de toutes ces figures anonymes, plus cruellement
anonymes encore sont les morts de l'Holocauste qu'évoque Christian
Boltanski, le plus souvent sans les nommer explicitement. Et des anges
tournent et vacillent dans son oeuvre, anges-marionnettes, figures d'ailes
et de carton dont l'ombre accompagne le travail fait sur la mémoire,
la tentative d'offrir une identité posthume à tous ceux qui
l'ont perdue dans l'anonymat des camps de concentration. L'Ange pour Boltanski
est surtout ange de la Mort, puisque, figurine suspendue entre ciel et
terre, dans certaines installations , il est entouré d'autres pendus,
dépourvus d'ailes, qui, en projetant leurs ombres, semblent annoncer
les ténèbres.
- Très différentes, les anthropométries
d'Yves Klein, ces corps qui ne sont plus qu'une trace de peinture ou de
feu, peuvent également évoquer la mort. Traces d'une figure
féminine qui s'éclipse, elles rappellent, dans certaines
oeuvres, les silhouettes des corps désintégrés imprimés
sur les murs d'Hiroshima.
- Et cette mémoire du "corps irradié",
du "corps de l'Holocauste" s'inscrit aussi dans la silhouette
transpercée, déchiquetée par les balles, brûlée
par les bûchers nazis, de l'Ange aux yeux bandés qui se superpose
au désastre du monde, dans le film vidéo de Maria Klonaris
et Katerina Thomadaki, Requiem pour le XXe siècle .
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- Miroir de nos incertitudes, double insaisissable
que nous nous sommes inventé, l'Ange permet de s'interroger à
distance sur ce que l'on est comme sur ce que l'on peut être, de
s'avancer masqué tout en se dévoilant à travers cette
figure creuse aux possibilités multiples, toute spirituelle et qui
pourtant peut concentrer en elle les désirs les plus charnels, quand
elle n'évoque pas l'horreur de la mort anonyme.
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- Anguéliki GARIDIS
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