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"Collection, découverte"

Marie-Laure Bernadac

Qui dit musée, dit collection, mais la réciproque n'est pas vraie. En effet, l'esprit de collection préexiste à l'idée de musée. Elle est aussi bien le fait du prince, de l'homme de la rue, de l'amateur que de l'institution. L'apparition des FRAC dans les années 80, tout en posant de réelles "questions de fonds", prouve qu'il y a même des collections sans musée. Quand le capc devint officiellement musée en 1982, il était déjà doté d'une amorce de collection. Tisée au fil des expositions, des rencontres, fruit des affinités avec les artistes et constituée de dons, de dépôts, d'achats (faits avec l'aide de l'Etat), elle est le reflet du goût et de la mode d'une époque, ainsi que des partis pris et des passions d'une personne, Jean-Louis Froment, son directeur pendant 20 ans. L'identité d'un musée provient autant du lieu que des ensembles d'uvres et surtout de "chefs-d'uvre" qui caractérisent sa collection.
Lorsqu'on emménage dans un nouveau bâtiment, il est d'usage de procéder à l'inventaire de ses biens et de dresser un état des lieux. C'est un des objectifs de la manifestation "collection, découverte".

Matériellement cette collection comporte 593 oeuvres de 89 artistes dont 16 dépôts : 160 peintures, 218 dessins, 94 photographies, 68 sculptures, objets et installations, 25 estampes, plus une dizaine d'uvres vidéos, ainsi qu'une dizaine d'uvres diverses (écrits, projets, etc.)
Sur le plan historique, elle débute à la fin des années 60 et se poursuit jusqu'aux tendances les plus actuelles de la création. C'est donc une collection résolument contemporaine, dont l'esprit témoigne d'une double orientation : l'intérêt, d'une part, pour les formes expérimentales des années 70 - la remise en cause des catégories traditionnelles de l'art et ses conséquences sur la jeune génération ; la fidélité à la peinture, sous tous ses aspects figuratifs ou abstraits, de l'autre. Cette dualité, apparemment paradoxale, qui prend en compte aussi bien la dimension intellectuelle de la création - l'art comme cosa mentale - que sa dimension matérielle, formelle, est celle-là même qui parcourt la génération des années 70-80.
Un troisième axe pourrait en constituer la synthèse, c'est l'ouverture et l'intérêt constant pour les jeunes artistes dont le travail remet souvent en cause des données monumentales et spectaculaires de leurs aînés. On pourrait aussi analyser la collection par représentations nationales ; on remarque alors une prédominance très forte de l'art français, et un axe Grande-Bretagne, Etats-Unis, Espagne qui rend bien compte de la situation historique et géographique de Bordeaux.
Si la collection fit l'objet de plusieurs accrochages, par thèmes, par affinités ou correspondances, elle ne fut jamais montrée dans sa totalité, à travers le développement de ses séquences. Tout montrer n'était cependant pas envisageable ; pour des raisons de conservation, de cohérence et de contraintes architecturales.
L'accrochage d'un musée, comme une collection, est un choix, et donc un discours.
Cette première proposition du musée d'art contemporain de Bordeaux sera présentée de façon quasi permanente au second étage, à l'exception des modifications nécessitées par l'installation des expositions temporaires qui auront lieu dans la Grande nef et la galerie ouest. Une seconde présentation, en 1998, donnera une vision plus complète du musée dont le fonds aura été enrichi par des achats et les dépôts (FRAC, FNAC, MNAM) de certaines uvres essentielles à la compréhension du parcours et qui font actuellement défaut. Il nous fallait, en effet, d'abord étudier la nature de cette collection afin d'en affirmer la personnalité, de prolonger certaines de ses orientations, afin aussi de combler les manques et de l'ouvrir à d'autres tendances de la création, jusqu'ici peu représentées (si ce n'est lors d'expositions) : l'art non-occidental, la sensibilité au corps, à l'organique, le lien entre l'art et la vie, le sens de l'humour et de l'ironie, la dimension spirituelle, humaine, émotionnelle, politique...


Nous avons choisi, avec Jean-Marc Avrilla, une partition en neuf chapitres qui rendent compte des points forts et des ensembles constitués.


1.

Formes, attitudes, concepts : cette section présentée dans la Grande nef et sur les mezzanines, rassemble les uvres pionnières des années 70, les artistes fondateurs du renouveau de l'art sur la scène internationale dont témoignait la célèbre exposition d'Harald Szeemann "Quand les attitudes deviennent formes". Formes minimales tendues à l'horizontale et à la verticale, d'un Richard Serra qui suggère la densité de la sculpture dans l'à-plat du dessin, ou la feuille de tôle ; formes géométriques systématiques et variables des Wall Drawings de Sol LeWitt; anti-formes de l'art pauvre (Kounellis, Mario Merz) qui se ressource dans l'utilisation de nouveaux matériaux (gaz, tôle rouillées, verre, paille et fagots). Attitudes romantiques du voyageur Richard Long qui arpente et re-dessine la Terre, en gardant trace de ses pierres et de sa boue.

Ces artistes du Land Art redécouvrent une nouvelle relation à la nature, fusion dont témoigne également l'uvre provocatrice et joyeuse de Gilbert & George. Attitude très personnelle d'un Christian Boltanski qui puise dans les objets dérisoires du banal et du quotidien (mobilier d'une jeune fille de Bordeaux, ou inventaire photographique du jeune homme d'Oxford) toute sa mythologie ; univers plus impersonnel et angoissant de Jean-Pierre Raynaud qui érige en monument-socle un pot rouge, ou aligne dans une ambiance blafarde et carcérale des lits d'hôpital. Concepts qui prévalent sur la réalité physique de l'uvre, tels qu'on les trouve dans le travail de On Kawara, ou de Lawrence Weiner qui utilisent le langage comme un nouveau matériau soit pour ses propriétés plastiques et visuelles, soit pour sa valeur de message informatif.

2.

Peinture et déconstruction. Parallèlement à cet élargissement des frontières de l'art, à cet éclatement des genres, la peinture se remet en question, s'analyse et se décompose en supports, surfaces, toiles et châssis. Théorie et pratique s'associent pour libérer la peinture de son contenu (récit, figure, émotion). Pliages de Hantaï, empreintes colorées de Viallat, bandes alternées radicales et élémentaires de Daniel Buren, fenêtres découpées de Buraglio, toutes ces démarches mettent en avant le constat d'un processus, la répétition d'une forme.


3.

Un renouveau du langage pictural s'amorce alors dans la lignée de ces grands défricheurs : Anne-Marie Pécheur, Piffaretti, Luc Lauras, inventent de nouveaux signes et de nouveaux gestes. Yves Reynier, Marie-Françoise Poutays reconstruisent et dessinent à partir d'une corde ou d'assemblages fragiles de bois et de plumes, un nouvel espace pictural. Dominique Gauthier découpe la forme de ses signes picturaux et assemble ses compositions baroques directement sur le mur. François Martin retrouve, dans un mélange de dessin et de peinture, les motifs répétés de son imaginaire personnel. Cette sensibilité aux matières et aux couleurs, cette affirmation de la subjectivité de l'artiste, cette lente remontée du sujet annoncent le tournant des années 80.


4/5.

Le retour à la peinture et à la figure prend au début des années 80 une double direction : La Figuration libre de Combas, Boisrond, Di Rosa, inspirée de l'art populaire, du rock, de la bande dessinée, qui mêle dans un entrelacs de figures véhémentes et grotesques, et une exposition de couleurs stridentes et joyeuses, des histoires épiques, comiques et tragiques.
Parallèlement à ce mouvement, certains artistes s'interrogent sur le support de l'image et sa perception rapide et minutieuse. Jean-Charles Blais réintègre les affiches des Nouveaux réalistes en les couvrant de grandes formes peintes. Philippe Favier a recours au découpage d'images miniatures collées sur le mur pour perturber nos habitudes de regard.

En Italie avec la Transavangarde et en Espagne avec Barcelo et Sicilia, le retour à peinture se caractérise par un travail sur les techniques et la matière picturale en couches superposées épaisses ou transparentes ; les thèmes sont puisés dans les récits mythiques et fondateurs (Cucchi) ou dans la tradition de la grande peinture (peintre au travail ou nature morte pour Barcelo).


6/7.

Photographies. L'espace fictif et imaginaire que ne dit plus la peinture est réinvesti par la photographie. Dans les années 80, les photographes Bernard Faucon, Patrick Tosani, Georges Rousse sont aussi bien peintres que sculpteurs. Metteurs en scène de fictions et d'objets imaginaires, ils exploitent toutes les dimensions et les possibilités magiques de ce médium, créant ainsi une nouvelle catégorie artistique.

Dans les années 90, avec Nan Goldin, Wolfgang Tillmans, Jack Pierson, Noritoshi Hirakawa, la photographie retrouve sa mission de témoignage et de reportage pour explorer de façon tendre ou violente la vie quotidienne, les paysages intimes et banals d'une génération fragilisée par le drame du sida et obligée de réinventer une autre sensualité, de nouvelles relations amoureuses...


8/9.

Signes, objets, détournements, fictions et architectures organiques. Ces deux sections, qui présentent un ensemble de jeunes artistes de la fin des années 80, rendent compte de la confusion des genres et des rôles, de la mise en question du statut de l'artiste et de l'absurdité d'une société régie par une logique publicitaire et médiatique. Confrontés à cette situation, les artistes répondent par la surenchère, l'approbation de modes de fonctionnement extra-artistiques (Philippe Thomas), le détournement ironique du sens (Wim Delvoye), ou le recours au slogan (Haim Steinbach) à la force poétique du langage (Baquié, Anne-Marie Jugnet).
Peinture, sculpture, photographie, vidéo, tous ces modes d'expression sont exploités parfois simultanément par le même artiste. Ces positions s'inscrivent dans la lignée du Nouveau réalisme des années 60 ; le culte de l'objet, présenté désormais dans sa version la plus mercantile, le recours aux matériaux de rebut, ou encore l'attitude radicale remettant en cause le sens de la propriété artistique.
Face à ce monde déshumanisé, certains artistes cherchent refuge dans la maison : habitacle de survie, fait à la mesure des besoins vitaux du corps (Absalon), seconde peau, empreinte de la mémoire (Pascal Convert), modèle réduit de l'enfance (Didier Marcel). Puisqu'il y a désormais contamination entre les genres, l'architecture offre alors de nouveaux terrains d'investigation, de nouvelles perspectives qu'elles s'expriment dans le tracé régulier et précis d'un plan, dans une vision scientifique, ou bien dans des formes hybrides, larvaires et organiques.
Les matériaux les plus divers sont convoqués, plâtre, verre, cire, plomb, silicone, paraffine, matériaux liquides, en devenir. La "maison" est un prolongement du corps, la trace fantomatique d'une présence se lit en négatif dans les creux du mur ou dans le vide d'un fauteuil (Pascal Convert). Face à ces deux tendances, des artistes comme Wolfgang Laib et Fabrice Hybert qui occupent des positions extrêmes et radicalement opposées jouant sur le registre du pur et de l'impur, font figure d'exception. L'un s'inscrivant dans l'héritage du Land Art et de la peinture abstraite américaine, recueille méticuleusement différentes sortes de pollen - le plus petit véhicule de vie - pour dessiner des carrés irradiés de lumière. L'autre joue sur tous les tableaux et touche à tous les domaines : peintre, dessinateur, mais aussi entrepreneur, il peut stigmatiser en les détournant les modes de production artistique, comme inventer de nouveaux objets ou de nouvelles configurations, conçus sur un mode proliférant de projets, de formes hybrides, de matières transformables.
C'est la diversité de ces sensibilités qui fait la richesse de cette collection contemporaine, ouverte sur l'art en devenir.

 

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