[ Musée Picasso ]

 

L'Art médecine

 

Parce qu'issu de recherches qui, au début du siècle, allaient notablement le transformer, l'art moderne a toujours été perçu comme un art du refus et de la séparation, autrement dit de la rupture voire de la fracture. Art de l'écart, de la divergence, du décalage, du désaccord, de la distorsion et donc, forcément, de la disgrâce (vite transformée pour les besoins de la cause en art de la déchéance ou de la dégénérescence). Et pourtant, l'art moderne comme l'art contemporain n'exclut nullement les procédures visant la réparation, la réfection et le renfort. Mieux ils intègrent parfois la fonction thérapeutique comme une donnée fondamentale de leur recherche et, pour lui donner plus de poids, les artistes n'hésitent pas à l'expliciter dans des textes ou dans des entretiens. Une telle détermination est repérable dans maints travaux ou démarches d'artistes qui, tout au cours des décennies de ce siècle, d'Henri Matisse à Joseph Beuys, de Fernand Léger à Lygia Clark, ont contribué à affermir la notion de l'art comme liant social ou comme restructurant pour l'individu ou, souvent les deux à la fois.

L'activité artistique, en un siècle pourtant Si décidé à lui offrir son affranchissement total en la libérant de toute fonction, trouve, dans les motivations explicites de certains artistes, de quoi s'inscrire dans les pratiques humaines fondamentales. L'art allait à nouveau trouver son exercice, non point, comme on l'a trop rapidement affirmé, dans la seule expérimentation de ses développements formalistes, mais avec un vrai projet, celui d'aider autrui à recouvrer l'équilibre rompu, celui de l'aider à reconquérir une santé détériorée. Si Henri Matisse, Fernand Léger, Sam Francis, Antoni Tàpies, Joseph Beuys, Lygia Clark, dans des registres formels étonnamment différents peuvent être ici rapprochés, c'est que tous inscrivent leur art dans ce projet, c'est que tous confèrent à leur oeuvre le pouvoir insigne de soigner. L'observation première est que cette liste est incomplète et que d'autres noms, plus contemporains comme ceux de Thomas Struth, Fabrice Hybert, Marie-Ange Guilleminot et Claire Roudenko-Bertin méritent d'y être inclus et doivent faire l'objet d'une attention toute particulière.

En effet, dés le début du XXe siècle et dans les quatre ou cinq décennies qui vont suivre, ceux qui allaient devenir les grands artistes de la modernité mettent clairement en avant cette mission qu'ils entendent conférer à la création artistique. Henri Matisse, prêtant ses propres tableaux à des amis malades dans l'espoir de leur
apporter soutien et réconfort, confirme sa croyance dans les vertus thérapeutiques de l'art. Ses déclarations ou écrits ne démentiront, au demeurant, nullement cette conviction. Fernand Léger, travaillant à la décoration de l'hôpital de Saint-Lô, ne réduit pas cette commande à un simple travail de décoration murale, il explicite, dans des textes qui fondent toute sa démarche, les vertus hautement curatives de la couleur. Ces deux artistes, comme ceux qui, plus jeunes, travailleront avec la même perception de l'art - que ce soit Antoni Tàpies ou Sam Francis, et plus près de nous Thomas Struth - s'inscrivent très évidemment dans la première manière. Pour eux, l'oeuvre possède en elle-même tout ce qui la fait possiblement advenir cure bienfaitrice que le regardeur est invité à goûter. Elle est, par sa seule présence et sa beauté immédiate, le moyen de remédier, c'est-à-dire de s'offrir comme une sorte de remède à celui qui en éprouverait le besoin. Pour ce qui concerne Joseph Beuys ou Lygia Clark, l'approche est sensiblement différente. Le remède est davantage contenu dans les rapports que l'artiste tisse, à partir de son oeuvre, avec le spectateur. Le geste de l'artiste compte tout autant, voire plus, que l'objet qui le produit. L'un et l'autre s'inscrivent dans une action qui relève plus du protocole heuristique mis en place par l'artiste-guérisseur que de l'objet-médecine vu précédemment. L'oeuvre faite compte finalement moins que "faire oeuvre ". Une fois celle-ci conçue et donc arrêtée dans sa forme, le spectateur devra, pour qu'elle agisse à nouveau, réactiver, par la mémoire, le geste qui l'a fait naître. Sa fonction de traitement n'est pleinement révélée que par la relation triangulaire qui s'institue entre l'artiste, l'oeuvre et le spectateur. Le remède s'identifie davantage dans ce cas au médium et à son pouvoir d'agir. Dans ce sens, l'induction thérapeutique de l'artiste est, à première vue, assez comparable à cette influence qui guérit " dont l'ethnopsychiatre Tobie Nathan a subtilement analysé les effets à partir des techniques utilisées par le chaman.

Ainsi est-il possible de dégager deux grandes figures typologiques de cet art médecine auquel vont travailler, sans exclusive aucune naturellement, un certain nombre de créateurs du xxe siècle. Pour eux, l'activité artistique n'est nullement circonscrite aux seules implications formelles - lesquelles bien entendu ne sauraient faire défaut aux recherches engagées - et trouve une plus complète légitimation dans une pratique où de vitaux enjeux, comme la santé des individus, sont pris en considération. L'art, comme moyen de restauration et de rétablissement, atténue de manière significative l'image déstructurée à laquelle il fut associé durant ce siècle. Même à un moment de l'histoire où son cours a été marqué par de multiples remises en question et par de nombreuses tentatives de rupture avec le passé et la tradition, la création artistique de notre époque a pu accepter les grandes orientations qui ont toujours été les siennes et perpétuer les missions fondamentales qui lui ont aussi été assignées. Mieux, bien que souvent perçu comme réservé aux seuls connaisseurs, l'art du xxe siècle, du moins à travers les grandes oeuvres qui sont mises à l'étude ici ou à travers les apports des artistes plus jeunes, ne laisse pas de se donner comme un art de partage et d'échange. Loin de le laisser au dehors, il intègre l'individu dans son projet même et, dés sa mise en application, lui octroie la place la plus centrale. Producteur d'objets-médecine ou produit des artistes-guérisseurs, l'art de notre époque, par un curieux paradoxe, a, dans sa pratique éternellement solitaire, beaucoup oeuvrer pour assurer à chacun l'équilibre que lui-même a voulu rompre Si souvent. Ces par de tels repérages dans les pratiques créatrices modernes et contemporaines que l'histoire de l'art contribuera à démontrer la cohérence et la force des propositions faites par les artistes.

Maurice Fréchuret
Extrait du catalogue L'Art médecine
Edition RMN, Paris, 1999
(Parution juin 1999)

 

Les artistes face à la fonction thérapeutique de l'art


Henri Matisse:
"Ce que je rêve, c'est un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaires aussi bien que pour l'artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui délasse de ses fatigues physiques."

 

Fernand Léger:
"Je trouve triste ces hôpitaux aux murailles grises. Je les voudrais pleins de couleurs. L'hôpital polychrome. Le médecin chromatiste. La cure par la couleur."

 

Sam Francis:
"La peinture est plus que la peinture, plus qu'un art : elle est quelque chose entre la poésie, la magie, la médecine et la connaissance."

 

Antoni Tàpies:
"Transformer un tableau en un objet magique qui aurait des pouvoirs curatifs en entrant en contact avec ton corps ou en le posant dessus, et qui exerce la même influence qu'un talisman."

 

Marie-Ange Guilleminot:
"J'avance par pansements."

 

Beuys:
"Je dirais la chose suivante : on peut rapporter ce que je fais à la médecine sans plus de formalités."

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