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Evgenija Demnievska ou les métamorphoses de la ligne




Une porte est installée par Evgenija Demnievska, alors étudiante, au milieu d’une pièce vide, dans la galerie belgradoise SKC. Cette porte nue, faite de lignes pures, qui s’offre comme un passage vers une multitude de possibilités, a ouvert la voie, pour l’artiste en devenir, vers l’art conceptuel et l’art de la communication.

Evgenija Demnievska suit, à l’école des beaux-arts de Belgrade, une formation très traditionnelle, après une enfance et des années de lycée dans la capitale, période durant laquelle elle a gardé des liens très étroits avec la Macédoine, sa région natale. Durant ses études, elle a l’occasion de voyager en Europe Occidentale, où l’art conceptuel est en plein essor. Cette notion prend sa source dans les ready-made de Duchamp et le mouvement Dada, les termes de « concept art » (Fluxus) puis de « conceptual art » (Sol Le Witt) n’apparaissent toutefois que dans les années 60. C’est dans ce contexte qu’un groupe d’élèves, dont Evgenija fait partie, cherchant à sortir du cadre académique de l’école, a organisé  en 1971, en collaboration avec les critiques d’art Biljana Tomic, Jesa Denegri et Dunja Blazevic, une exposition intitulée « Drangularijum» (titre très suggestif puisqu’il s’agit d’un mot issu d’un terme signifiant « babiole » ou « broutille » en français) à la galerie SKC, galerie du centre des étudiants. Cette exposition est considérée comme le tout début d’un mouvement de nouvelles pratiques artistiques à Belgrade. A cette occasion, Evgenija expose sa porte, objet mobile à travers lequel le public peut entrer ou sortir.

Cette porte contient en germe l’œuvre tout entière, elle nous conduit dans l’ouvert des possibles, que l’artiste explorera inlassablement, depuis ses premiers essais jusqu’à nos jours, élargissant son champ d’action, multipliant les techniques, explorant le potentiel de la peinture, des différents matériaux, tout comme celui des nouvelles technologies.


 

De la ligne peinte à Internet

L’Unique Trait de pinceau

Si le thème de la frontière entre le dedans et le dehors apparaît ici nettement, il est également prégnant dans son œuvre picturale. Dans ses tableaux d’étudiante se devinent des sortes de petites fenêtres, carrés ouverts sur un côté ou un autre, variations visuelles aux accents musicaux. Plus largement, la ligne est interrogée, à travers des silhouettes dont le contour est dessiné comme en creux, l’intérieur peint en blanc se détachant sur un fond géométrique et parallèlement déconstruit sur une même image, des segments de silhouette se côtoyant sur un fond de carrés de différentes couleurs cernés de blanc.

L’épaisseur de la ligne, perçue comme surface, la ligne comme limite entre nous et les autres, à la fois séparation et lien, est pour Evgenija une préoccupation primordiale, poursuivie, lors de ses années d’études à Tokyo, grâce à la bourse Mombusho du Ministère de la Culture du Japon, obtenue en 1973 pour une durée de trois ans. Elle acquiert au Japon les bases de la peinture sur papier et sur soie, ainsi qu’une capacité de concentration accrue, grâce, entre autres, à la pratique du karaté, mais se sent vite brimée dans son désir de création plus libre par la rigueur et les techniques très traditionnelles enseignées.

Si elle s’en détache très rapidement, avec la soif d’expérimentation nouvelles et la curiosité qui la caractérisent, trouvant une solution en partageant ses toiles en segments permettant d’innombrables combinaisons, partant d’une œuvre achevée, apparemment finie, pour aboutir à une œuvre ouverte, elle n’en apprend pas moins les fondements, qu’elle conservera jusqu’à ses œuvres les plus récentes, à travers ses figures peintes d’un unique trait de pinceau, dans un seul souffle, avec cette même énergie qui caractérise les arts martiaux.

La ligne est comme un lieu vide, ce Vide nécessaire au fonctionnement harmonieux du Yin et du Yang au sein du Plein, selon la pensée chinoise. Si tracer le trait est l’équivalent de la vision cosmogonique selon laquelle l’Un est tiré du Chaos et le Ciel séparé de la Terre, puisque le souffle de la création jaillit du vide, alors l’artiste procède, avec son pinceau, à un acte hautement spirituel, s’inspirant à la fois du taoïsme et de la philosophie Ch’an – devenue Zen au Japon.[1] Et l’art d’Evgenija, si ancré dans la modernité, n’en est pas moins empreint de spiritualité et même de mysticisme.

Cette ligne immatérielle est mise en évidence par les œuvres peintes «  à l’envers », lorsque l’artiste, utilisant des supports multiples (tissu, plastique, etc.), fait apparaître la ligne – mise en évidence par le support de couleur sombre – en étalant de la peinture blanche à l’intérieur et à l’extérieur de la figure. La ligne est révélée par le support, au lieu d’être peinte. Pourrait-on voir dans cette ligne en creux la forme Ying du trait de pinceau Yang, ou plutôt le Vide qui permet au Plein de se déployer?

La ligne est double, tournée vers l’intérieur  comme vers l’extérieur de la figure représentée. Elle se glisse entre soi et le monde, entre soi et l’autre, entre soi et soi. Elle est comme une sphère qui nous enveloppe, dit joliment Evgenija, comme une bulle d’écume qui nous entoure et ouvre l’identité des choses, semblable à la peau, « miroir de l’âme » et « interface », « double paroi » selon le psychanalyste Didier Anzieu[2], touchant d’une part notre intériorité, notre chair la plus intime et caressée de l’autre côté par l’air.

Sphère ou cercle Zen, représenté par un seul coup de pinceau, symbole à l’origine du monde. Au commencement est le cercle, lié à la méditation – et la peinture en général est pour Evgenija un acte méditatif. Lorsque le cercle s’ouvre, il devient ligne. D’un seul trait, l’artiste peint une silhouette humaine ou celle d’un cochon d’Inde, ou encore deux tasses de café accolées qui se métamorphosent en spirale pour représenter l’infini, boucle qui se retourne sur elle-même, dans des œuvres récentes, peintes avec l’énergie d’une jeunesse éternelle.

La ligne peut devenir ainsi la voie toute tracée du destin ou la spirale de l’âme. C’est à travers l’idée de la ligne que se construit l’identité, qui peut être étanche ou poreuse. On a souvent évoqué la structure psychique des personnes atteintes du trouble de la personnalité « bordeline » ou « état-limite », par le biais de l’image du ruban de Moebius, qui se tourne et se retourne à l’infini. Mais si l’on sort de la réflexion psychanalytique, ne peut-on voir la même idée dans la pensée extrême orientale, du taoïsme au bouddhisme, à travers la transformation et l’imbrication permanente du Yin et du Yang, pensée non dualiste mais fluide, à travers l’idée selon laquelle le Moi n’existe pas, qu’il n’y a pas de différence entre soi et le monde, et que nous faisons partie d’un grand Tout immuable se transformant sans cesse ? Pour cette pensée venue d’Orient, ne sommes-nous pas tous des « états-limite », constamment ballottés entre le dedans et le dehors, le plein et le vide, le moi et les autres ou le grand Autre, entre l’être et le non-être ? Et Evgenija Demnievska, questionnant infatigablement la ligne, n’appartient-elle pas en profondeur à cette pensée dominée par le flux et la métamorphose, en mouvement continuel, où l’Un et le Multiple ne représentent qu’une seule réalité, immense « guirlande »[3] dont chaque fragment renferme tout l’univers ?


 

La ligne qui déconstruit pour reconstruire dans l’ouvert

Très vite, pourtant, la peinture ne suffit plus à la jeune artiste. La ligne s’éloigne du pinceau pour découper le tableau en carrés, en changer l’ordonnance puis le démultiplier en reproduisant les segments. La porte initiale n’est plus unique mais plurielle, petites ouvertures s’ouvrant au monde et dont le visiteur-participant est invité à explorer toutes les combinaisons possibles, se réappropriant l’œuvre qui, à travers la performance, devient collective.

C’est lors de son séjour au Japon (1973-1976) que lui vient l’idée de transformer ses œuvres picturales tout en respectant l’enseignement traditionnel qui lui est prodigué. Le point de départ de cette démarche est l’interprétation picturale d’une scène de l’une des grottes de Mogao à Dunhuang en Chine, dont le sujet est évocateur, puisqu’il s’agit d’un combat de dieux, une lutte entre deux entités, dont le corps à corps pourrait représenter l’union mouvante des contraire, le couple Yin et Yang… A partir de cette scène classique, découpée en seize éléments, s’ouvre la voie de la reproduction, grâce à la photographie et la photocopie – plus tard, l’impression digitale viendra s’ajouter à ces techniques. Grâce à la multiplication des segments, exposés sur toute la surface des murs, le visiteur est plongé dans une ambiance particulière. L’artiste peint toutes sortes de sujets, qu’elle découpe pour leur donner une nouvelle vie : pousses de bambou, jardin de pierre, paysage de montagne, îles peintes sur seize papiers différents, le blanc du fond, peint sur les papiers de couleurs, représentant l’océan et faisant ainsi ressortir la forme des îles, le support devenant la surface - ce qui n’est pas sans rappeler le travail du groupe français « Support-Surface », formé en 1970 par des artistes tels Buren, Hantaï et Viallat, qui utilisent des toiles teintes découpées et toutes sortes de matériaux. Par delà les arts plastiques, un autre Français – et la France deviendra par la suite le pays d’adoption de d’Evgenija Demnievska – a élaboré ce mouvement de « déconstruction ». C’est effectivement dans les années 70 que le philosophe Jacques Derrida a l’idée – d’ailleurs déjà fondamentale dans la pensée des Cabalistes – de déconstruire les discours pour évoquer les glissements de sens infinis d’un signifiant à l’autre. Déconstruire pour reconstruire. Evgenija transforme ainsi un tableau figuratif en une œuvre abstraite, démultipliée (le factoriel 16 ! permettant des milliards de combinaisons), où la figure se devine seulement à travers ses fragments, comme un puzzle qui, au lieu d’être patiemment construit, serait éparpillé et dont les pièces seraient démultipliées pour révéler un paysage mental.

A travers la multiplication du dessin, grâce à sa fragmentation et sa recomposition, on passe de l’achevé à l’inachevé, rejoignant ainsi, par un biais détourné, une certaine tradition de la peinture chinoise. Quant à l’idée de transformation, à l’œuvre dans la pensée chinoise, elle soutient les installations et événements de l’artiste.

Si l’esthétique japonaise et la pensée occidentale, tout comme les mouvements artistiques contemporains, sont prégnants dans l’art d’Evgenija Demnievska, ses origines n’en sont pas moins présentes, à travers l’art byzantin, qui se devine par le biais de certaines thématiques, comme celle des anges, mais surtout à travers le découpage des œuvres en carrés, qui évoque l’art historié recouvrant les parois des églises, avec des cases représentant des scènes de la vie du Christ et des saints, ou encore la technique des calques avec des pointillés, base des figures peintes et permettant la multiplication des modèles. Cependant, si l’artiste revient au quadrillage de l’art byzantin, c’est pour le détourner, pour en défaire l’unité rigide, qui oblige le regard à se fixer sur les figures et sur la linéarité du récit.

Les différentes cultures qui ont influencé l’inspiration d’Evgenija sont ainsi en interaction dans ses œuvres, consciemment ou inconsciemment, tout comme le public qui par la suite va interagir à partir de l’impulsion de départ de l’artiste, délaissant son rôle de récepteur passif pour participer à l’œuvre.

Au début des années 80, revenue en Europe après un séjour aux Etats-Unis et au Canada, et s’installant définitivement en France, à Paris, tout en participant à la vie artistique ex-yougoslave, Evgenija Demnievska continue d’explorer les possibilités de la démultiplication des fragments, associés à l’utilisation de matériaux variés (tissus, plastique, etc.). Les segments reproduits sont mêlés aux morceaux originaux, ce qui permet d’exposer dans plusieurs villes en même temps tout en gardant une trace de l’œuvre originale avec un carré. A Belgrade, en 1982, à l’occasion d’une exposition à la galerie du Centre Culturel de Belgrade, l’artiste développe encore une possibilité nouvelle, celle de la participation d’autres artistes à l’exposition, qui devient de la sorte un événement, une action. Les artistes du mouvement Klokotrizam interviennent ainsi sur l’œuvre, choisissant de surcroît de la faire sortir du cadre d’un lieu fermé d’exposition, en improvisant une manifestation, tenant chacun à bout de bras un segment d’œuvre, comme une pancarte, un artiste vêtu en policier accompagnant le cortège - clin d’œil caustique à la surveillance policière qui sévissait à cette époque en Yougoslavie comme dans tous les pays du bloc de l’Est. Cette parade spontanée dans les rues de Belgrade n’est pas sans évoquer une manifestation, avec des panneaux sans écriture, organisée en 1973 à Sao Paulo par Fred Forest, artiste français de la Communication. L’événement « Le blanc envahit la ville » tentait de mobiliser autrement l’attention du public et fait écho à une autre action de l’artiste, qui avait acheté un espace blanc dans le journal Le Monde daté du 12 janvier 1972, afin de proposer aux lecteurs de le remplir, inversant les rôles du journaliste détenant la connaissance et du lecteur passif.

Par la suite, tout comme les actions de Fred Forest, les événements d’Evgenija Demnievska vont s’élargir au public en général, par delà les seuls collègues artistes. En 1989, avec le projet « Ligne. Istanbul-Belgrade », dans le cadre de 2e Biennale d’Istanbul, où Evgenija représentait la Yougoslavie, des segments d’une œuvre (un mur de briques déconstruit, qui annonce étrangement la Chute du mur de Berlin, quelques mois avant cet événement historique) invitent les visiteurs à se joindre à une performance simultanée, dans les deux capitales. Tandis que les participants réinventent l’œuvre à partir de fragments, les manipulant, créant différentes variations, des combinaisons multiples, une œuvre collective éphémère se dessine, dans laquelle le hasard et l’énergie du public sont rois. Evgenija cherche à ouvrir un espace de liberté où faire entrer le spectateur, à qui l’on propose de ne plus regarder passivement mais de s’impliquer, de faire exister l’œuvre, de la recréer avec sa propre énergie, son mouvement intérieur, produisant ainsi avec l’artiste une œuvre plurielle. L’infini des possibilités crée un art du possible, d’un potentiel toujours ouvert.

En 1990, elle reprend ce projet avec cinq villes européennes (Moscou, Belgrade, Groznjan, Paris et Brest). Le public est à nouveau invité à créer quelque chose à partir des segments démultipliés de papier mural figurant des briques, et le résultat va consister en des combinaisons abstraites, organisées ou désordonnées selon les lieux, collées sur les murs des galeries participant au projet ou utilisées autrement, certaines personnes ayant même assemblé les segments de papier peint pour confectionner des costumes et s’en revêtir. Dans cet art participatif où toutes les combinaisons et actions sont permises, permettant un éclatement de l’œuvre, le hasard et les coïncidences jouent un rôle important, tout comme dans l’œuvre de Duchamp, à l’origine de l’art conceptuel – et, pourrait-on dire, de l’art contemporain – pour qui le hasard fait partie du destin de l’œuvre, comme ce sera le cas pour son « Grand Verre » brisé accidentellement.

Photographiées et filmées, les performances sont transmises d’une ville à l’autre grâce à une autre ligne, moins visible mais tout aussi réelle, le téléfax, qui renforce la simultanéité de l’événement, tout ce réseau de communication repoussant les limites de l’espace et du temps. Ainsi, la ligne sépare ou fait lien, elle est frontière et pont, permettant la communication.

 




La ligne invisible, du téléfax à Internet

Telle Pénélope, Evgenija fait et défait son œuvre et suit son fil d’Ariane, pour aboutir à l’infini des possibles que représente Eurynomé, big-bang créatif permis par Internet encore à ses débuts, mais qu’une artiste à l’affut des nouvelles technologies et surtout de moyens de communication accrus ne pouvait ignorer.

Si le téléphone et le téléfax font partie des créations d’Evgenija Demnievska, à l’occasion, par exemple, de l’Europe des Créateurs au Grand Palais à Paris où, invitée par l’artiste de la communication Natan Karczmar, elle a organisé un événement participatif au moyen de Téléfax avec la ville de Ljubljana, c’est l’essor d’Internet, de la Toile créée par des myriades de fils invisibles, qui lui a permis d’organiser un projet à grande échelle, avec des groupes situés dans de nombreux pays, proposant des expositions réelles et virtuelles, en interaction ou pas, selon les cas.

Cette fascination pour la Toile sera d’ailleurs évoquée plus tard par une installation vidéo, présentée en 2016 à la Biennale de Dourdan, où des toiles d’araignée se déploient sur les murs, symbole de ces réseaux qui dominent notre monde contemporain.

Proche des artistes du groupe de l'Esthétique de la Communication créé par Fred Forest et Mario Costa - qui regroupe des créateurs comme Natan Karczmar, Roy Ascott, Tom Klinkowstein ou Jean-Marc Philippe, et associe le plus souvent nouvelles technologies et art participatif - sans être toutefois adepte du « sublime technologique » prisé par le philosophe italien Mario Costa, Evgenija est pleinement une artiste de la communication, pour qui l’autre est essentiel dans la création d’une œuvre. Très vite, dès ses années d’études au Japon et sans se détacher de l’acte de peindre, elle a élargi les possibilité d’un tableau en s’en servant comme d’une matrice, découpée en segments démultipliés afin d’être proposés au public, qui pouvait ainsi influer sur la finalité de l’œuvre, l’œuvre d’art étant ainsi produite par un collectif d’artistes ou de visiteurs, suivant l’impulsion de l’artiste qui donne l’idée ou la forme de départ, pour des actions - simultanées ou pas - ayant lieu dans des villes et des pays différents… Dans cet esprit, elle collabore à certains projets en quête d'ubiquité avec plusieurs artistes dont Natan Karczmar, qui a eu l’idée d’organiser ce qu’il nomme des « vidéocollectifs » à travers le monde, invitant les habitants à faire le portrait de leur ville, grâce à des vidéos de trois minutes – filmées simultanément ou pas, selon les cas – présentées ensemble, créant de la sorte une œuvre collective, un portrait aux multiples facettes d’une ville, à travers la vidéo ou l’animation numérique, mêlant le réel et l’imaginaire pour réaliser une sorte d’utopie uchronique.

Avec Wolfgang Ziemer, artiste travaillant en Allemagne, à Cologne et possédant une grande expérience dans la création et l’organisation de projets artistiques utilisant les nouvelles technologies[4], Evgenija Demnievska crée un réseau de dix villes européennes (Aix la Chapelle, Belgrade, Cologne, Modène, Novi Sad, Skopje, Cracovie, Istanbul, Paris et Sofia) pour réaliser le projet « Gambit d’Eurynomé/Chaos en action », réunissant environ deux cent participants, interconnectés par le biais d’un espace virtuel, sur Internet alors à ses débuts – nous sommes en effet en 1997 et le réseau commence seulement à se développer. L’espace virtuel vient ainsi compléter l’espace mental, le lieu imaginaire qui s’ajoutait aux lieux réels où se déroulaient les actions, dans les événements participatifs précédents. Wolfgang Ziemer a permis la création de l’infrastructure technique à l’aide d’informaticiens d’Aix-la-Chapelle impliqués dans le domaine artistique. Des actions ont lieu dans chaque endroit, et certaines sont organisées simultanément, mettant en scène l’idée d’une intelligence collective, d’une création commune à grande échelle. Une conscience collective va naître ici car, comme dans les événements participatifs précédents, c’est la totalité qui fait le projet, dépassant son initiatrice.

A travers l’événement participatif aux accents rimbaldiens « Je est un autre », second événement du « Gambit d’Eurynomé » organisé l’année suivante, la notion même d’identité est interrogée, mise en question, l’identité plurielle englobant l’identité individuelle dans un projet international où la multitude des lignes virtuelles fait lien et où les connections télépathiques semblent confirmés par les nouvelles technologies. Le nom même d’Eurynomé suggère la multitude de possibilités inhérentes au projet : elle est en effet la déesse de toutes choses qui, émergeant nue du Chaos, sépare la mer du ciel puis danse sur les vagues et crée avec l’aide du vent le serpent Ophion qui, s'enroulant autour la déesse et la fécondant, va donner naissance à l'Œuf Universel d’où va éclore l’Univers tout entier.


 

La ligne, frontière ou pont - un art engagé

Si les liens entre les participants des différents pays sont souvent virtuels dans les événements organisés sur Internet, ils sont en général tout à fait réels dans la plupart des projets. Ainsi la vidéo « Tain » (2011) témoigne d’un moment où les participants assemblés, tenant dans leurs mains des miroirs, deviennent les écrans où se reflète le monde qui les entoure. A travers la caméra qui enregistre, deux images se côtoient, celle de l’événement dans son environnement et celle de l’environnement reflété par les miroirs, double facette du visible. C’est comme si les corps des participants tenant les miroirs et se reflétant aussi entre eux, multipliés par les surfaces réfléchissantes, figuraient eux-aussi la ligne-surface, limite fragile, fluide, entre le dedans et le dehors, entre soi et l’autre, entre le réel et son double.

Le miroir nous ramène aussi à la « Voie du miroir » du Shintoïsme japonais. Selon la légende, Ama Terasu, déesse du Soleil, ayant subi une grave offense, s’était enfermée dans la Grotte du  Ciel, faisant ainsi régner la nuit. On a eu l’idée de placer un miroir près de l’entrée de la grotte pour la faire regarder le monde à nouveau - ce qui n’est pas sans évoquer, comme dans un miroir inversé, le monde d’ombres décrit par Platon dans la République, à travers le « mythe de la caverne ». Le miroir, l’un des trois trésors du Shinto, avec l’épée qui divise le fini et l’infini et le « magatama » en forme de fœtus qui constitue le flux du non-être dans l’être, évoque la spirale exprimée par tama, c’est-à-dire l’énergie qui circule dans l’univers. L’univers serait le reflet de l’infini, et l’infini l’image reflétée, et opposée, de la vision que nous percevons. Au centre de la spirale se trouve l’homme, point de passage entre le microcosme et le macrocosme. Comment ne pas voir des similitudes entre cette vision mythique et l’œuvre d’Evgenija, multiforme et pourtant traversée par une ligne directrice qui prend son fondement dans cette pensée d’Orient qui l’a construite. Par delà le mythe, cet événement filmé, avec la musique métallique entêtante qui l’accompagne, soulève aussi des questions, nous dit l’artiste, sur ce que nous voyons et sur ce que nous croyons voir, sur la façon dont des informations et des images peuvent être manipulées, sur nos propres images mentales confrontées à celles des autres.

On retrouve les miroirs dans une installation présentée le 10 avril 2011 à la Galerie les Singuliers à Paris, où des fils rouges s’enroulent entre les symboles de la radioactivité. Sang de la mort, sang de la vie, il s’entremêle, échoué comme les filets vides des pêcheurs, dans une installation éphémère dédiée aux victimes actuelles et futures de la catastrophe de Fukushima, qui vient d’avoir lieu, un quart de siècle après celle de Tchernobyl. Les miroirs nous reflètent, nous visiteurs qui regardons, et nous interrogent sur le destin du monde.

Dans les vidéos « In time » (2008) et « Walking » (2009), qui sont des « happenstances »[5], c’est-à-dire des événements artistiques composés d’actions simultanées, se déroulant ici dans ces deux œuvres dans deux endroits différents, une connexion psychique est demandée aux participants qui, cheminant chacun sur leur ligne spatiale propre et sur la même ligne temporelle, pourraient, grâce à d’heureuses coïncidences, se retrouver au même instant sur la ligne de connexion des deux espaces éloignés où ils sont filmés en train de marcher, lentement, se concentrant sur la possibilité d’une rencontre virtuelle, révélée par la juxtaposition des deux vidéos, qui permet à un visage de s’associer à l’arrière d’une tête pour créer un être hybride et éphémère à qui le hasard donne vie pour un instant. S’esquissent ainsi des communions « télépathiques », des phénomènes de « synchronicité » junguienne, qui permettent l’union d’inconnus qui se rencontrent au fil de l’eau, le long du lac-frontière (le lac d’Ohrid, entre la Macédoine et l’Albanie) sur le point invisible où les films se croisent.

 Têtes doubles également avec les figures de Janus affichées en 2016 sur une façade de la ville de Montreuil, où réside l’artiste, à la périphérie de la capitale. Créations numériques aux lignes enchevêtrées, visage vert tourné vers le passé, profil rouge regardant vers le futur, uchronie incarnée dans un dessin, doubles visages ressortant sur des carrés blancs ou noirs (à l’instar des tableaux découpés), le fond et la forme s’interpénétrant dans ces visages légers comme des voiles, qui semblent tissés, enchevêtrement de lignes à l’image des réseaux créés par l’Internet.

Les vidéos « Fluid Flux » (2009) font écho, visuellement, à ces doubles portraits numériques. Des têtes filmées d’hommes dans l’une des vidéos et de femmes dans l’autre, juxtaposées à leur double en images d’animation, tournent sur elles-mêmes comme des planètes solitaires, révélant leurs multiples facettes, exprimées visuellement par les traits entremêlés qui dessinent le volume dans leur réalité virtuelle. Les lignes enchevêtrées peuvent évoquer les circonvolutions des dendrites, à l’intérieur du cerveau, tout comme le réseau de rides qui nous forge.

La ligne rigide entre les sexes est rendue fluide, visages d’hommes et de femmes unifiés par leur transposition numérique, tout comme dans ces créations numériques rehaussées par des traits de peinture, à travers l’image d’un homme qui rêve d’être « enceint », dont le désir est évoqué par des cercles et le fantôme d’une femme lui offrant cette option dans l’infini des possibles, évoqué aussi par le clonage ainsi que par le biais de ces figures d’Adam et d’Eve recouvertes par le symbole du Yin-Yang pour l’un, évoquant sa dualité fluctuante, et par le signe de l’infini pour l’autre.

A l’encontre du double visage paisible de Janus, où l’un et l’Autre sont réunis, c’est la brutalité sans retour possible de la guerre qui est évoquée dans la vidéo intitulée « Violence » (2010), à travers un verre de vin cassé avec rage, répandant son contenu couleur de sang et dans l’animation « I am right » (2012), par le biais des symboles religieux détournés de leur sens originel et mis au service de fins politiques et de soif de pouvoir. Les symboles sont dessinés dans des cercles qui s’interpénètrent et se détruisent mutuellement tout en s’autodétruisant, cassant les cercles harmonieux où ils auraient pu coexister pacifiquement, cultures entremêlées. La ligne de la frontière, celle de la rupture, casse le cercle d’une perfection possible.

Quant à l’installation avec animation de dessins en noir et blanc, intitulée « Réfugiés » (2015), elle apparaît comme la conséquence des deux vidéos précédentes. Des visages, projetés sur des tissus suspendus, comme des écrans démultipliés, à l’instar des murs auxquels ils sont confrontés, donnent l’impression d’une multitude qui avance, foule errante, théâtre d’ombre et de désespoir en marche vers un espoir possible, une terre accueillante où s’arrêter, et où toutes les langues coexisteraient en paix, comme dans l’installation « Signes et sons » (projet commencé en 2009, présenté en 2014 et encore en devenir puisque l’artiste souhaite en faire une œuvre interactive) où, dans une ambiance cosmique, le spectateur est enveloppé de sons de différentes langues tandis qu’alphabets et signes se donnent à voir dans une communion visuelle, démultipliés dans l’installation par la réflexion des morceaux de verre qui transforment l’espace, dans une tentative de réparer la brutalité de la guerre des symboles. Et là encore, la ligne est évoquée en filigrane, puisqu’avec des signes, ce sont des lignes d’écriture que l’on esquisse, allant de droite à gauche ou de gauche à droite selon les cultures, ou encore en boustrophédon, spirale de sens inscrite sur la pierre, le cuir ou le papyrus.

 




Par delà la ligne

Parfois, pourtant, la ligne disparaît. « Signer le vide » : avec ce titre énigmatique donné à un événement qui a eu lieu en 2016 à Dourdan, en Ile-de-France, loin de ses installations internationales à grande échelle, l’artiste incite le visiteur à réfléchir à ce que signifie l’art aujourd’hui, tout en l’invitant à participer, de manière ludique, à son action. C’est un projet minimaliste qu’Evgenija propose ici : choisir une pistache, la manger, puis inscrire ses initiales sur la coquille vide. Si l’une des moitiés demeure comme trace de sa participation au projet, l’autre est offerte au visiteur, accompagnée d’une coquille signée par l’auteur. Il est donc possible pour le visiteur d’acquérir une œuvre d’art, pour laquelle il aura été un participant actif, contribuant à cette création.

« Signer le vide ». Deux termes antinomiques sont mis face à face, comme les deux morceaux d’une coque de pistache. Le vide évoque immédiatement son contraire, Vide et Plein s’interpénètrent, ne peuvent exister l’un sans l’autre, tout comme le yin et le yang. Le vide n’est considéré comme tel que par rapport au plein. Ici, c’est le plein qui s’est transformé en vide, la coquille contenant en creux la trace de ce qui a été, et qui s’est transformé, assimilé par le visiteur. La coquille vide est aussi mandorle, forme éminemment spirituelle qui évoque l’art byzantin comme l’art d’extrême orient. Et en même temps, les coquilles de pistaches reviennent à la ligne sans la ligne, puisqu’à travers le double ovale des coques accolées, l’on retrouve la spirale de l’infini, la ligne primordiale.

En mangeant la pistache et en signant la coque vide, le spectateur devient acteur, partie intégrante de l’œuvre, qui n’est pas seulement la chose créée, mais aussi, surtout ici, l’acte créateur, le souffle de l’imagination, l’énergie qui pousse à inventer. Le vide comme métaphore de l’art sans objet, degré zéro de l’art visible, qui pourtant est de l’art, puisqu’il nait d’un concept créé par une artiste.

Que signifie « signer » une œuvre dans l’art conceptuel ? On peut signer un tableau, une sculpture, mais comment signer une idée ? L’artiste et le visiteur deviennent cosignataires de ce vide, qui pourtant n’est pas néant et s’inscrit dans une filiation artistique. Art éphémère, ludique et philosophique à la fois, auquel le spectateur est invité à contribuer en jouant, tout en ayant conscience de la portée conceptuelle du projet.

Ne pourrait-on pas glisser ici, également, un questionnement sur l’œuvre d’art, devenue objet de consommation parmi d’autres ? Mais au contraire de l’objet d’art, objet marchand, qui n’existe pas sans le regard du spectateur-acheteur, l’art de la communication, faisant participer le visiteur en le rendant partie prenante de l’œuvre et sans lequel elle ne pourrait se déployer, est au centre du travail artistique d’Evgenija Demnievska, pour qui le lien est essentiel.


 

En guise de conclusion

La création sous toutes ses formes intéresse l’artiste, depuis la pomme de terre qui germine (leitmotiv depuis ses peintures de jeunesse jusqu’aux vidéos numériques « ambientales » projetées le 1er décembre 2016 sur les murs de l’ espace Escalier à Montreuil), le clonage (dans ses photographies ludiques, faites « en passant » avec de petits singes dans des coquilles d’œufs), toutes les sortes de types de procréation possibles, jusqu’à la création artistique elle-même, entre pulsion ou désir individuel et collectif, à travers des œuvres pour la plupart éphémères, des événements organisés pour arrêter le temps pour un instant, ce temps évoqué aussi à travers ces horloges à l’envers, qui provoquent le regard, incitent à changer le point de vue et participent de l’idée d’utopie et uchronie.

L’œuvre d’Evgenija Demnievska navigue entre la tradition – ou plutôt les traditions, à travers sa triple culture, balkanique, occidentale et extrême orientale – et la modernité, entre la matière dans sa multiplicité et l’immatériel (ces « Immatériaux » dont le rôle dans l’art contemporain est évoqué dans cette exposition parisienne qui a fait date, réalisé au Centre Pompidou en 1985), entre je et nous, entre la représentation de la nature (plantes, paysages, corps) et les créations numériques… S’affranchissant des apprentissages, Evgenija aboutit à un art singulier qui questionne la notion d’art elle-même.

Visible ou invisible, dessinée, peinte, révélée en creux ou objet participant d’une installation, la ligne, réelle, virtuelle ou imaginaire qui sépare ou unit, traverse l’œuvre d’Evgenija Demnievska. Pugnace, désirante, passionnée, elle est toujours à la recherche de sa voie multiforme, pour s’apercevoir à la fin qu’un flux continu, traversé d’arborescences, où passé, présent et futur s’entremêlent, un souffle, une énergie venue d’Orient et qu’elle a fait sienne, sous-tendent la totalité de sa production artistique.

La ligne traverse le temps, sous-tend toute son œuvre, des prémices à nos jours, avec de multiples variations, un foisonnement de médias et de manières diverses pourtant portées par une ligne directrice, comme une destinée artistique, un destin en spirale, comme la spirale de l’âme, qui tourne, accroche toutes sortes de découvertes, mais revient toujours à son fondement, à son questionnement premier, évoqué sur une photographie récente, faite « en passant », d’une bobine de fil, symbole minimaliste de l’ensemble de son œuvre.

Anguéliki Garidis



 



1. Voir François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Éditions du Seuil, Paris, 1979

 

[2] Didier Anzieu, le fantasme de la double paroi dans Le Moi-peau, Paris, Bordas, 1985, Dunod, 1995.

[3] Pour évoquer l’Ecole Huayan ou Ecole de la Guirlande Fleurie, l’une des premières écoles bouddhiques spécifiquement chinoises, ayant connu son apogée pendant la dynastie des Tang (618-907). Voir Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997.

[4] Comme le projet international “Artcom Cologne” organisé en 1986

[5] Le mot Happenstance vient de l’anglais happen (se dérouler) + circonstance qui provient d’un heureux hasard : 1. bonne chance 2 : par hasard 3 : dans des circonstances favorables, à un moment propice, dans une situation chanceuse, 4. avec succès. Les mots clés des Happenstances sont la conscience, l’intuition, la synchronisation, les coïncidences…