[ Attia Bousbba | Conservation Engagée ]




Légendes
de Frédéric Develay




Arnaud Labelle-Rojoux



Je me souviens d'avoir lu
quelque part (chez Vialatte
je crois) cette anecdote
concernant le baron Corvo
÷faux baron italien et vrai
dandy anglais appelé Rolfe
et non Corvo1- écrivant
d'une main et ramant de
I'autre à bord d'une vague
barque trouée sillonnant les
canaux de Venise faute de
pouvoir payer sa chambre
d'hotel.

Cette histoire n'a en appa-
rence aucun rapport avec
Frédéric Develay (encore
que le dit baron se prénom-
mât lui aussi Frederick!).


Elle me revient cependant
en mémoire, et ce n'est pro-
bablement pas sans raison,
en songeant à un terme
employé par Frédéric
Develay pour caractériser
son travail: le différé.

Art Partner 3,
technique mixte,
170 x 150 cm,
1992



Est-ce parce que Corvo diffère en quelque sorte le moment de payer sa chambre en s'embarquant sans destination précise ?

Peut-être.
Mais n'y a-t-il pas surtout dans l'analogie entre le processus de l'écriture glissant sur le papier, sa progression, et la navigation à rames, ou encore dans la fiction choisie d'un nom pour "construire" de toute pièce sa vie en s'attribuant au passage un titre de noblesse crédible comme on vêt un costume ou un postiche, des formes de déplacement proches du fonctionnement d'oeuvres à effets poétiques ? Assurément.

J'ai pensé au baron Corvo, j'aurais pu tout aussi bien évoquer Roussel (vie et oeuvre). Poésie. Voilà le mot laché, effrayant de nunucherie ! Qu'il n'y ait pas d'ambiguïté tout de meme: j'entends par poésie l'invention en tant que telle commandant secrètement les oeuvres, par glissements progressifs. Celles-ci en apparence évidentes, formellement du moins, sont porteuses de dérives qui, si elles ne sont pas destinées à égarer le " regardeur", encouragent le vagabondage mental.
Les oeuvres de Duchamp sont bien entendu exemplaires de ce fonctionnement; celles de Raymond Hains également, si l'on veut bien ne pas les réduire à des enchaînements de calembours.
Dans l'un et l'autre cas÷et cela est vrai pour Develay÷ il s'agit de machineries en plusieurs temps,
à retardement pourrait-on dire, exhibant le processus créateur sans toutefois le rendre immédiatement lisible.

Mais il faut distinguer:
ce qui relève de l'association libre chez Hains apparaît chez Duchamp comme une construction en reflets et illusions. Dans les propositions de Frédéric Develay, si le liant est bien la pensée, aucune complication à force de nuances, ni astuces ne se cachent à traquer comme des bestioles encoignées. Les jeux de langage sont simples, souvent réduits à des formules brèves, et le cheminement mental sans chausse-trappes.
L'ordinateur ordonne une réponse ("Voulez-vous savoir aujourd'hui quelle est la bonne question de
demain ?"), le miroir impose la figure qu'il réfléchit, I'absence de titre donné comme une légende rend l'oeuvre sans titre mais lui dicte son sens.


Les mots sont des passeurs de perception différée, tantôt matière première ("une insription de trente-sept signes "), tantôt indications inattendues (une enclume grisâtre nue, nue,
nue, pesamment silencieuse,
sur laquelle clignote, telle une enseigne de bar ou de strip
tease un néon bleu annonçant :
"vit et travaille." C'est tout) .

Cette présence des mots, présence décisive, ne surprend pas chez Frédéric Develay. Il vient de l'écriture. Du texte. Du livre.



Qu'est-ce que tu deviens,
technique mixte,
55 x 80 cm,
1990


En vrai poète il sait combien leur fausse précision est porteuse d'images purement visuelles. Écrivez cheval, mille chevaux, avec ou sans cavaliers emplumés et casqués/paradent pour vous.
Peignez-en un, c'est celui-là, pommelé, qui reste figé dans son élan stupide au milieu d'un
champ de canne à sucre (par exemple !).

Les mots participent de l'þuvre. Ce ne sont pas des "motti" ou des titres, pour reprendre les formules utilisées par Panofsky à propos des inscriptions figurant sur l'allégorie de la "Prudence" du Titien, mais des éléments intégrés à l'þuvre, à la fois motifs plastiques, expressions d'un concept et images virtuelles.

Les légendes, dans tous les sens de ce mot, sont assurément des représentations que l'imagination déplace, déforme, amplifie.

Celles de Frédéric Develay agissent, pourrait-on dire, comme des agents d'inventions autonomes: invites poétiques, sans procédés, ni clefs particulières.



1
En italien "corbeau".
Pseudonyme pétrifiant évocateur de cimetières et de Tristan Corbière (qui s'appelait ainsi) dont l'un des derniers mots, transporté mourant à la maison Dubois, fut:"Je suis à Dubois dont on fait les cercueils."
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