[ Attia Bousbba | Conservation Engagée ]






Ce texte écrit
[ne] peut être lu...



Hou Hanru, Éveline Jouanno

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"Le texte écrit peut être lu", "Le texte lu peut être écrit", "Le texte écrit peut
ne pas être lu", "Le texte lu peut ne pas être écrit"...

Ces phrases empruntées au travail de Frédéric Develay, et qui reviennent d'une façon quasi obsessionnelle à travers son oeuvre, constituent la base même de son système de création .

Situées sur un registre diamétralement opposé à la dernière des célèbres «Phrases sur l'Art Conceptuel» de Sol LeWitt (1969), à savoir que "Ces phrases sont des commentaires sur l'art, mais ne sont pas de l'art", force est de constater que ces phrases sont elles-memes de l'art, et non pas seulement des commentaires sur l'art.

Cependant, Frédéric Develay appartient à cette nouvelle génération d'artistes s'inscrivant dans la continuation de la tradition de l'art conceptuel, et plus précisément de la tendance de Joseph Kosuth qui considère que la définition de l'art devient art elle-meme. Mais continuation ici s'entend plutôt comme un effort visant à renouveler l'art conceptuel à l'intérieur d'un nouveau contexte, et non à effectuer une simple répétition ou ré-interprétation de l'invention de la génération précédente.











La fatigue de papier n°50,
technique mixte,
60 x40 x 40 cm
1992

Dans le cas de Frédéric Develay, il s'agit d'une stratégie permettant de "différer" le sens et la détermination de la tautologie de l'art conceptuel.
Cette stratégie consiste en l'utilisation de moyens et matériaux dont le subtil traitement provoque une presque illisibilité de lecture et de langage de son travail, ainsi que nous pouvons le constater à travers l'exemple d'une pièce intitulée "La fatigue du papier n°55" pour laquelle "Une inscription de trente sept signes" est découpée dans un panneau de mousse noire, elle-même placée à l'intérieur d'un carton d'emballage.

Ce processus conduit alors à une véritable ambigulté dans la lecture de la phrase, tout en incitant à une potentialité qui serait de la cacher physiquement en refermant le carton. Il contredit dans un même temps la mise en évidence de l'approche tautologique de définition du sens que nous pouvons trouver chez Kosuth dans son " One and Eight A
Description" datant de 1965, inscription réalisée en néon lumineux violet qui dit: "neon electrical light english glass letters violet eight".

L'effet d'ambigulté se retrouve encore dans un grand nombre de pièces de Frédéric Develay pour lesquelles il a fait usage d'une écriture noire sur fond noir, ou bien d'une différence délicate entre les textures de fond et celles de l'écriture s'y apposant.



La fatigue du papier n°26,
technique mixte,
130 x 240 cm,
1990


Ce geste relève d'une réelle intention de rompre les méthodes habituelles qui distinguent le sens du contexte.
Ainsi, le sens de l'écriture créé une forme de "suspense" destiné d'une part à attirer l'intention de participation du spectateur mais aussi à lui offrir une liberté d'interprétation.

C'est ici que son travail rejoint celui des déconstructivistes qui soulignent la fonction nécessaire de "différance" (Jacques Derrida) dans l'activité de lecture et de compréhension de la culture humaine.

Bien que le travail de Frédéric Develay puisse témoigner d'une apparence rationaliste, on peut toutefois y déceler un certain "mystère" participant de cet effet de "suspense".

Et l'amusant dans tout cela est que la notion de " mystère" nous renvoie inévitablement au premier point énoncé par Sol LeWitt dans ses «Phrases sur l'Art Conceptuel» et formulé ainsi: "Les artistes conceptuels sont plus mystiques que rationalistes. Ils s'élancent vers des conclusions que la logique ne peut pas atteindre". Doit-on en déduire pour notre
part que la boucle de l'art conceptuel (n')est (pas) bouclée ?



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S'attachant à reconsidérer les apports de
l'art conceptuel tout en en "différant" le senset sa détermination tautologique à l'aide d'une stratégie déconstructiviste, mais aussi en s'inspirant fortement de la poésie sonore qui avait pour destinée de mettre sur un même niveau l'Art et la Vie, Frédéric Develay dirige son travail artistique sur la vie réelle.

Aujourd'hui, celle-ci est fortement
influencée et dominée par le langage informatique.

Et comme bon nombre d'artistes de sa
génération, Frédéric Develay se trouve directement confronté, voire engagé dans le système informatique, déterminant constitutif d'une nouvelle réalité quotidienne.






La fatigue du papier n°79,
technique mixte,
16,5 x 49 x 15,5 cm,
1995


Il est également important de souligner qu'en plus d'un "langage" qui s'exprime sur le mode de l'impératif/interactif,
ce système met en jeu un nouvel aspect formel, celui de la "fenêtre" introduite par Macintosh, offrant avec elle la possibilité d'autres espaces, d'autres domaines d'investigation pour l'art.

Par conséquent, la stratégie que développe Frédéric Develay cherche aussi à questionner cette récente "quotidienneté" du langage informatique et de sa forme appliquée, afin de mieux rendre compte d'une nouvelle situation à laquelle nous sommes confrontés dans notre vie de tous les jours et qui implique un autre mode de lecture, de pensée et de comportement, basé sur la relation dialectique qui s'établit entre l'homme et sa propre invention, et déterminé par les règles strictes de l'impératif/ interactif.

Par exemple, à travers ses travaux d'agrandissements de "fenêtres" informatiques réalisées sous forme de caissons lumineux en plexiglass avec gravure et sablage des "boîtes de dialogue", Frédéric Develay incite son public à une
participation active en lui soumettant un choix, celui même que nous avons l'habitude de fréquenter devant nos écrans d'ordinateurs, avec la différence près que cette fois-ci, le mode impératif/interactif ne nous permet aucun dialogue, aucune alternative possible si ce n'est celle d'accepter la proposition par avance " imposée " .

L'artiste élabore également des "menus" informatiques présentés sur des stores vénitiens. Cette fois le spectateur n'aura pour autre alternative que celle qui consiste à ouvrir le store, évitant ainsi la contrainte du mode impératif/interactif, mais se retrouvant du même coup dans une position plus radicale, où le "menu" a totalement disparu pour laisser entre-voir une autre fenêtre, derrière laquelle se profile un autre monde, un monde qui se situe alors entre le réel et l'imaginaire et plonge l'observateur dans un état troublant, suspendu et ontologiquement inconfortable, pouvant rappeler non sans raisons le monde que l'on aperçoit à travers les fenêtres des peintures de Magritte.

Par cet exemple, I'essentiel du travail de Frédéric Develay se laisse saisir. Nous vivons dans un univers de langage,
mais ce langage est tout sauf innocent. Il véhicule avec lui une véritable vision du monde, une idéologie, une doxa,
pour utiliser un terme cher à Roland Barthes. Il participe en conséquence d'une rhétorique aussi efficace que dangereuse.



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