[ artmagrencontre | Mariano Hernandez ]


  Anguéliki Garidis :

Mariano Hernandez, entre obsession et lumière

Cycles d’œuvres monumentales ou intimistes, sombres ou saturées de couleurs, aux lignes dures ou fluides, aux formes convulsives ou adoucies, où le message politique côtoie les jardins intérieurs, où mythes anciens et modernes se mêlent à la mythologie personnelle du créateur, une multitude des genres s’entrecroisent dans l’art de Mariano Hernandez.
Rêvons un peu devant ce monde peuplé de personnages, réels ou imaginaires, en voie de métamorphose, femme-oiseau, femme-féline, femme-guitare, chatte humanisée prise dans une ondulation multicolore ou pigeons chaussés de galoches pour se protéger de l’adversité, miséreux envahis par le gris de la ville, à qui le peintre tente de rendre leur dignité d’oiseaux du paradis.
Corps à mi-chemin entre l’animal et l’humain, créatures hybrides dans la lignée des arts amérindiens, traditions millénaires réinventées, entre joie infinie et souffrance insidieuse.
Des personnages imbriqués les uns dans les autres surgissent comme un langage et se rétractent à l’image d’une écriture qui attend d’être déchiffrée. Oubliés de la société réunis pour raconter leur histoire muette, chenille silencieuse suspendue comme un alphabet secret.
Fruits solitaires imprégnés de la détresse de l’artiste, solitudes qui se côtoient dans la multitude. Monstres qui s’agitent dans une quête effrénée de vérité, où les couleurs tour à tour crient ou s’apaisent.
Chiens au visage humain caressés par des mains sans visage, mains torturées jaillies sur la toile, mains encore humaines qui cherchent à retenir l’amour dans un monde devenu muet, cri silencieux au milieu du fracas. Réduire la représentation de son corps pour se faire plus proche du chat, n’être plus qu’une main qui caresse, une tête monstrueuse, tordue par la tristesse, qui essaie de percer le secret de l’animal. Les regards démultipliés du cycle des Jardins rituels sont devenus mains crispées dans les œuvres plus récentes, comme si toucher devenait nécessaire pour se raccrocher au réel.
Les frontières se brisent, l’homme retrouve l’animal en lui, et l’animal plonge dans le cycle des métamorphoses.
Animaux sereins, corps estropiés s’embarquent pour un voyage à Canopée, loin du réel, rejoindre les fruits devenus planètes, comme le visage de l’artiste et celui de sa muse, qui tourbillonnent, astres brûlants d’amour et de colère, sans plus réussir à se rencontrer, éperdus de solitude.
Quand l’univers extérieur du peintre se rétrécit, les fresques monumentales, jungles multicolores qui s’ébattent au soleil, laissent place à l’univers intérieur. Comme Xavier de Maistre, Mariano Hernandez « voyage autour de [s]a chambre » : un chat, des fruits, un monde intime qui se dilate, explosion d’un imaginaire où les fantômes du quotidien se mêlent aux cris des autres, dont l’histoire – celle des faits divers déconcertants d’horreur ou des miséreux de la terre, affamés, blessés, pulvérisés – irradie le cœur de sa lumière livide. Solitude majestueuse envahie par un monde qui le déchire de sa souffrance sans fin.
Les lignes et les aplats de couleur bien délimités de la peinture monumentale s’estompent, évoluent vers plus de fluidité, s’épurent pour retrouver la douceur des tableaux peints à l’adolescence, personnages au visage mélancolique arrêtés dans des scènes du quotidien.
Retour à un monde plus personnel, loin des symboles et des concepts. L’œuvre se déploie dans un nouveau cycle qui oscille entre le réel, souvent amer ou terrible, et des échappées toujours plus grandes dans l’imaginaire. L’enfant assassiné par sa mère, fait divers venu hanter le peintre, devient un astre en pleurs qui illumine les rêves des oubliés, embarqués pour des galaxies plus paisibles. Et le visiteur, entraîné dans un élan coloré qui ondule d’une toile à l’autre tel une vague d’espoir, tangue entre la tristesse et la joie.
Les obsessions du peintre deviennent des leitmotive qui s’enroulent les uns dans les autres. Univers circulaire qui tourbillonne, entre larmes et sourires éperdus. Les larmes rouges du petit Pakistanais, esclave enfantin à peine éclos au corps disloqué, brisé déjà, sculpture presque cubiste qui tend  à l’essentiel, rejoignent celles du petit David, étranglé par sa mère, tourment de l’artiste qui lui offre une place dans son cirque personnel. L’enfant en pleurs devient enfant-fleur, enfant-nuage, enfant-astre emporté par l’arche spatiale où se bousculent M. Baguette et M. Fourchette, l’homme-machine et la femme-guitare, espace réconcilié où le chat est relié à l’oiseau, êtres et choses réunis dans une fraternité lumineuse où l’enfant et le fruit deviennent des frères siamois aux racines retrouvées. L’enfant prend un peu de l’essence de la fleur pour s’élancer dans l’espace coloré. Fluidité d’un monde qui se rassemble dans une communion première, où un chat aux yeux tendres devient corps enveloppant, divinité géante, satellite protecteur où fruits éparpillés et traînées de larmes sur les joues de l’enfant trahi échangent leurs substances, dialogue de formes et de couleurs où bleu et rouge s’interpénètrent, à l’image de cette transsubstantiation lumineuse. Carnaval joyeux où des personnages malicieux surgissent de la couleur, inventaire comme issu d’un poème de Prévert où se bousculent dragons et fruits, chiens grimaçants et chats rêveurs, personnages sans tête ou sans corps, oiseaux candides ou angelots chevelus. Tout comme il investissait les espaces pour les intégrer à son univers, Mariano Hernandez projette sur la toile un peuple bigarré échappé de ses songes.

Œuvre redevenue solaire, proche de l’art populaire sud-américain, créations multicolores qui entremêlent les espèces dans une danse sacrée, art de peuples brimés, exténués, habités pourtant d’un espoir infini. « Vitalité désespérée », énergie insatiable d’un alchimiste de la couleur qui cherche à transmuer la douleur en joie.